Les compagnies aériennes comptent sur un carburant « vert » pour cesser de polluer. Mais le principal type de carburant possible, produit à partir d’hydrogène, nécessitera beaucoup, beaucoup d’électricité. L’équivalent d’au moins 15 réacteurs nucléaires rien que pour les vols au départ de la France.
Les constructeurs d’avions, dont les carnets de commandes débordent, et les compagnies aériennes dont les avions sont pleins, ne veulent pas entendre parler de restriction du transport aérien pour cesser d’émettre du CO2. Pas question, par exemple, de laisser se développer l’idée d’un nombre maximum de vols autorisés par humain et par vie, tel que l’imagine le spécialiste de l’énergie Jean-Marc Jancovici, qui fixe le quota à quatre.
Guillaume Faury, PDG d’Airbus, et derrière lui toute la filière aéronautique ne veulent rien qui puisse brider l’essor du trafic aérien. Et martèlent que c’est la technologie qui rendra bientôt l’avion quasiment inoffensif pour la planète.
Pas un petit défi puisque la flotte des 25 500 avions volant dans le monde consomme jusqu’à 1 milliard de tonnes de kérosène par an (dont 5,4 millions de tonnes en France). Ainsi, l’aviation civile émet environ 2,5 % du CO2 dégagé par l’ensemble des activités humaines, à peu près autant que la flotte mondiale de marine marchande.
Le transport aérien, même si rien ne l’y oblige juridiquement, s’est aligné sur les objectifs de l’accord de Paris et de l’Union européenne. L’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) s’est fixé, en octobre dernier, pour objectif que les avions de ligne soient neutres en carbone en 2050. C’est le même objectif que celui de l’Union européenne pour l’ensemble des activités humaines.
Mais comment y parvenir dans ces avions, soumis à des contraintes de poids et de sécurité bien plus exigeantes que les transports terrestre et maritime ?
La moitié de la solution repose sur le carburant « vert »
Le spécialiste français des moteurs d’avions Safran, a fait les calculs : la suppression quasi totale des émissions de CO2 du transport aérien proviendra entre 35 et 40 % des meilleures performances des avions eux-mêmes (moteurs, fuselage, etc.), entre 5 à 10 % de l’amélioration des opérations (trajectoires de vol, temps d’attente avant l’atterrissage, manœuvres au sol) et entre 5 et 10 % de mécanismes de compensation carbone (capture de CO2, plantation d’arbres, etc.).
Il reste donc encore 50 % des émissions à supprimer. Et elles le seront, estiment Safran et la filière aéronautique, en utilisant du kérosène « vert », qui n’émet pratiquement pas de CO2. Ce que l’on appelle du Saf, dans le jargon aérien, pour « sustainable aviation fuel », ou « carburant aérien durable » (Cad).
Neuf types de procédés – complexes – permettant d’obtenir du Saf sont déjà homologués par l’association américaine ASTM, qui fait référence pour l’aviation mondiale. Les taux de dilution vont de 10 % à 50 % dans le kérosène fossile. Huit autres procédés sont en cours d’examen, dont certains recourant à la transformation de déchets plastiques ou de pneus usagés.
Par diverses opérations – dont le fameux procédé Fischer-Tropsch, très utilisé par l’Allemagne durant la seconde guerre mondiale pour transformer son charbon en carburant pour ses chars et ses avions – on transforme en carburant des huiles usagées, de la graisse animale issue de l’agroalimentaire, des résidus forestiers ou agricoles.
S’y ajoutent bien entendu les huiles et des alcools issus de cultures dédiées (betterave, blé, maïs, colza, etc.), mais l’Europe entend les bannir, pour laisser la priorité des productions agricoles aux usages alimentaires.
Un carburant très proche du kérosène fossile
Ceux qui sont issus de matières organiques sont appelés biocarburants. S’y ajoutent les électrocarburants qui recourent, eux, à l’électricité, pour, par électrolyse, extraire de l’eau les molécules d’hydrogène, auxquelles on ajoute du CO2. Celui-ci est capté dans l’air (mais la technologie est encore embryonnaire) ou bien récupéré à la cheminée de chaufferies à bois, ou, plus souvent, d’usines ou de raffineries. On obtient ainsi du e-méthane (copie du gaz naturel), du e-méthanol (très adapté aux navires), de l’e-ammoniac ou encore du e-kérosène, pour les avions. Des hydrocarbures très proches de ceux d’origine fossile, mais avec moins d’émissions toxiques associées.
Dans tous les cas, on obtient un carburant standard, quasiment neutre en carbone (sauf si le CO2 provient d’usines brûlant des matières fossiles) et qui peut, au prix de quelques adaptations mineures des moteurs, être utilisé dans les mêmes avions que ceux qui brûlent du kérosène classique. Beaucoup plus simple que de mettre au point des avions utilisant de l’hydrogène, ce gaz aussi explosif que corrosif, ou bien de l’électricité stockée dans des batteries encore trop lourdes pour les appareils moyen ou long-courriers.
Le Saf est donc la solution rêvée des constructeurs d’avions et des compagnies aériennes pour voler en émettant très peu de carbone. Airbus, qui multiplie les vols d’essais recourant à du Saf dilué et même pur, vient lui-même de signer, durant le salon du Bourget, un accord avec un fournisseur américain de Saf, LanzaJet, pour accélérer l’homologation d’une nouvelle technologie de production de Saf à base d’éthanol.
Mais il faut que ce carburant soit disponible, vite, et en grande quantité. Et c’est loin d’être le cas. Les Saf n’alimentent aujourd’hui que 0,1 % de la consommation mondiale des avions,
Déjà obligatoire en France, bientôt en Europe
La France, afin de stimuler le lancement d’une filière de production de Saf en France, a déjà imposé, depuis le 1er janvier 2022, un taux minimum de 1 % de Saf pour les vols au départ de France, montant progressivement à 5 % en 2030.
L’Union européenne lui a emboîté le pas le 25 avril. La Commission a obtenu du Parlement européen et du Conseil un accord pour que les vols au départ d’Europe se fassent avec un minimum de 2 % de Saf en 2025 et une montée progressive jusqu’à 70 % de Saf en 2050. Ceci, en incluant une part obligatoire de e-kérosène. Pour stimuler le développement de la production industrielle de e-kérosène, les avions partant d’Europe devront, en 2035, utiliser 20 % de Saf, dont 5 % de e-kérosène.
Bruxelles juge très vertueux ce carburant de synthèse qui ne consomme que de l’hydrogène, de l’eau (en quantité réduite) et du dioxyde de carbone récupéré, car il ne recourt pas aux résidus agricoles ou agroalimentaires. Des matières organiques (issues de produits vivants) dont les volumes sont limités et qui sont mieux utilisés dans les méthaniseurs, ces grosses unités vertes qui se développent dans les fermes et le pourtour des villes pour produire du biogaz.
Une filière naissante
Le Conseil pour la recherche aéronautique civile (Corac) déplorait il y a peu que la filière de production est encore inexistante en France mais elle commence à prendre son envol.
Pour produire du Saf, TotalÉnergies multiplie les investissements par centaines de millions dans ses anciennes raffineries reconverties de Grandpuits (Seine-et-Marne) et La Mède (Bouches-du-Rhône), ainsi que dans celle, toujours productrice de carburants fossiles, de Gonfreville (Seine-Maritime). Lors du salon du Bourget, TotalÉnergies a annoncé, à terme, autour de 320 000 de Saf (à base organique) produites annuellement en France et cinq fois plus à l’échelle mondiale.
La coopérative agricole Avril, à l’origine du gazole Diester (qui comprend 7 % d’huile de colza), soutient une start-up dédiée au Saf, Elyse Energy. Elle vient d’annoncer, également durant le salon du Bourget, un projet d’usine à Lacq (Pyrénées-Atlantiques).
Au même moment, l’entreprise française Global Bioénergies, qui a mis au point une méthode originale de production biochimique, indiquait que son Saf d’un nouveau type allait être agréé par l’ASTM et bientôt produit à grande échelle en France.
Le décollage des électrocarburants est plus modeste, avec deux projets français seulement : l’un à Dunkerque, associant Engie, ArcelorMittal et l’américain Infinium, et l’autre à Meyreuil-Gardanne, près d’Aix-en-Provence, porté par Hy2gen.
Bref, avec l’arrivée d’une part obligatoire de Saf dans les soutes des avions européens, c’est l’effervescence.
L’équivalent de 15 réacteurs nucléaires pour les vols français
Mais le Saf, paré de toutes ces vertus, est-il vraiment la panacée ? Certains en doutent. D’abord, il est cher : 1 500 € la tonne, 400 pour le kérosène, rappelait récemment Patrick Pouyanné, le PDG de TotalÉnergies.
La montée en puissance de la production fera baisser les prix, assurent ses promoteurs. Mais, opposent ses détracteurs, les Saf reposent sur deux ressources qui ont leur limite : la biomasse, surtout si on la réduit aux déchets et résidus, et l’électricité, que l’on va s’arracher car, dans cette France où 62 % de l’énergie consommée vient encore du pétrole, elle sera tout aussi indispensable à d’autres modes de transport, qu’à l’industrie et aux particuliers pour cesser d’émettre du CO2.
C’est que, comme les calculs qui commencent à sortir le mettent en évidence, la production d’électrocarburants engloutit des quantités gigantesques d’électricité. Un spécialiste de l’Ademe indique que le fait de transformer de l’électricité en électrocarburant consomme tellement d’électricité que le rendement final est trois fois moins bon que si l’on injecte directement l’électricité dans un véhicule à batteries électriques. Des batteries qui, cependant, sont trop lourdes pour les avions de ligne.
En Europe, un besoin équivalent à plusieurs dizaines de réacteurs nucléaires
Selon le bilan prévisionnel publié le 19 juin par RTE, le gestionnaire du système électrique français, la production électrique pour produire les 5 % e-kérosène obligatoires dans les vols au départ de la France en 2035 nécessiterait entre 10 et 20 térawattheures (TWH) d’électricité. L’équivalent de 1,4 à 2,8 réacteurs nucléaires d’EDF pour produire seulement 5 % des carburants nécessaires aux avions décollant de France. Pour les alimenter au niveau des 70 % décidés par l’Union européenne en 2050, ce serait donc plusieurs dizaines de réacteurs actuels.
RTE précise qu’à l’horizon 2035, le transport maritime, qui souhaite carburer au e-methanol, aura besoin de 5 à 25 TWH. S’y ajoutent les besoins des transports terrestres. Au total, RTE estime que le besoin électrique supplémentaire pour l’ensemble des transports français est de 70 à 85 TWH. Soit l’équivalent de 10 à 12 réacteurs supplémentaires, uniquement pour les transports, nécessaires dans les 12 prochaines années, sachant qu’aucun réacteur à part Flamanville n’est attendu à cette échéance.
Tout ceci vient s’ajouter aux 51 TWH demandés par les autres industries françaises (métallurgie, cimenteries, raffinage pétrolier, etc…) dans une France dont la production électrique est déjà ric-rac.
L’Académie des technologies, présidée par l’ancien PDG de Thales Denis Ranque, s’alarme, elle aussi, de l’urgence d’augmenter la production électrique française pour satisfaire la soif des avions, et estime que les besoins de l’ensemble des transports imposent de doubler la production française d’énergie décarbonée.
« Un prélèvement insoutenable »
Pour François Kirstetter, haut fonctionnaire spécialiste de l’énergie et contributeur au groupe de réflexion Terra Nova, les ressources nécessaires sur lesquelles parient l’aéronautique et les pouvoirs publics pour décarboner entièrement l’aviation sont « colossales » et de citer l’équivalent de « 15 EPR », représentant « entre 25 et 40 % de la demande française en électricité bas carbone, selon le scénario médian de RTE ».
À l’échelle mondiale, François Kirstetter calcule que faire voler à terme toute la flotte mondiale d’appareils commerciaux mobiliserait la moitié de toute la production électrique de la planète.
Et si, en France, ces Saf étaient issus non de l’électricité, mais de la biomasse (matières premières végétales et animales), la mobilisation de l’intégralité du potentiel de production durable issu de la biomasse ne couvrirait qu’environ 60 % du besoin de l’aviation. Certes, les scénarios des administrations comprennent un panachage des solutions ainsi qu’une part de compensation carbone (entre 8 et 20 %). Mais même en panachant ces solutions, le besoin énergétique représenterait un prélèvement insoutenable pour les autres secteurs de l’économie, estime François Kirstetter.
L’Ademe, l’agence de l’État dédiée à la transition écologique, partage pour l’essentiel cette analyse. Un de ses spécialistes de l’énergie indique qu’elle vient de transmettre au gouvernement une note qui évalue les besoins en électricité des secteurs du transport et qui se situe dans les mêmes ordres de grandeur. L’Ademe précise qu’au problème de la disponibilité en électricité, s’ajoute celui du CO2, qu’on doit ajouter à l’hydrogène pour produire un électrocarburant. Jusqu’en 2041, il sera accepté que ce CO2 provienne de la récupération d’usines utilisant des énergies fossiles. Mais ensuite, il faudra soit qu’il soit issu de la récupération de la combustion de biomasse, soit capté directement dans l’air, ce qui consomme tellement d’énergie que c’est une aberration.
Air France rassure
Chez Air France, Antoine Laborde, directeur des achats de carburant, se veut rassurant. Il ne sous-estime pas le gros besoin en électricité nécessaire à la production de Saf. Mais il estime que la biomasse, les déchets agricoles et forestiers ont pas mal de potentiel. Or, estime-t-il, le meilleur rendement sera obtenu en enrichissant des biocarburants en hydrogène. Un panachage de solutions, donc, qui est complété par des importations.
La compagnie, assure Antoine Laborde, « sécurise déjà ses besoins » et entend disposer d’un million de tonnes de Saf en 2030, qu’Air France devra trouver pour moitié dans les aéroports mondiaux et pour moitié à Paris et Amsterdam. La compagnie a signé des accords avec des spécialistes des Saf tels que Neste ou DG Fuels, avec des énergéticiens tels qu’EDF et Engie, aussi bien qu’avec des groupes pétroliers tels que TotalÉnergies, qui doit à lui seul apporter 800 000 tonnes dans les dix prochaines années.
Pas d’inquiétude particulière, donc, mais une conviction, le Saf sera structurellement plus cher que le kérosène fossile . Ce qui renchérira bel et bien durablement les billets d’avion.
Inacceptable pour François Kirstetter, qui rappelle que l’usage de l’avion est déjà très inégalitaire : 1 % de la population est responsable de 50 % des émissions de GES liées aux vols commerciaux et privés. Le recours massif au Saf pourrait encore accentuer ces inégalités tout en obligeant à développer une production énergétique destinée aux vacances des plus aisés, ceci au détriment du chauffage, de la mobilité quotidienne et de l’emploi des autres habitants .
Veut-on ou non restreindre l’usage de l’avion ?
Veut-on maintenir ou non la consommation actuelle de transport aérien ? C’est l’une des questions que pose le problème des carburants, avec le risque pour la France de ne pas pouvoir fournir toute l’électricité demandée, estime Ines Bouacida, spécialiste de la transition énergétique au sein de l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri).
Ines Bouacida rappelle que selon diverses études, la solution passera par l’importation des électrocarburants, faciles à transporter, depuis des pays du sud capables de produire de l’hydrogène à partir d’électricité bon marché, issue d’investissements massifs dans les panneaux solaires et les éoliennes. Selon elle, il est à redouter que face à cela, la filière hydrogène française ne soit pas compétitive. Se poserait alors un problème de norme pour garantir qu’un carburant produit loin de France est bien durable, tandis que le retour espéré à une souveraineté énergétique ne serait pas obtenu .
Ines Bouacida estime que ce qui sera structurant, ce sera le système aérien que l’on désire. Mais ce débat n’a pas lieu en France, en raison de l’importance économique de l’aérien ». Ce secteur emploie 1,1 million de personnes en France, y compris la construction aéronautique.
L’Ademe a déjà publié une étude, le 27 septembre dernier, indiquant que seule une limitation du nombre de vols, selon une méthode à définir, permettra vraiment de décarboner totalement l’aviation.
Le gouvernement est-il prêt à débattre d’une limitation du transport aérien ? Quelles sont ses prévisions sur le besoin en production électrique générée par un passage au e-kérosène ? Sollicité, le ministère de la Transition écologique dirigé par Christophe Béchu, n’a pas répondu à Ouest-France.
Par André THOMAS pour Ouest-France , publié le 25/06/2023 à 20h39, modifié le 25/06/2023 à 21h24,
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Photo en titre : La production de kérosène de synthèse à base d’hydrogène nécessaire à tous les vols au départ de France nécessiterait l’énergie électrique fournie par une quinzaine d’EPR, selon un spécialiste. | AFP
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