NUCLÉAIRE : LES DÉCHETS PEU DANGEREUX POURRAIENT ÊTRE RÉUTILISÉS

Un projet de recyclage de déchets radioactifs près de l’ancienne centrale de Fessenheim se concrétise. La France, adepte du stockage, n’a en effet plus assez de place pour les restes d’installations nucléaires démantelées.

Au supermarché, vous tombez sur une casserole avec l’étiquette : « Produit issu du recyclage de déchets nucléaires. » Cette scène tirée du futur n’est pas totalement fantasmée : les déchets dits « très faiblement radioactifs »pourraient bientôt servir de matériau dans l’industrie conventionnelle. Le point de départ serait l’installation d’un « technocentre ». Ce projet évoqué par EDF depuis 2018 entre dans une phase plus concrète en cette fin d’année. Présenté par ses porteurs comme « un projet créateur d’activité pour le territoire, qui s’inscrit dans une démarche d’économie circulaire », le technocentre pourrait surtout rebattre les cartes de la gestion des déchets nucléaires en France.

L’usine, construite près de la centrale de Fessenheim (Haut-Rhin), produira en effet des métaux qui circuleront dans l’économie courante, soit précisément le destin inverse de celui que leur réservait le « modèle français » de gestion des déchets nucléaires, qui les cantonnait au stockage. « Je ne dirais pas que le technocentre serait une révolution, mais c’est une dérogation au modèle français qui s’est bâti depuis les années 1990 », résume Emmanuel Martinais, chargé de recherche à l’Université de Lyon et auteur d’un article sur le sujet.

Un « modèle français » de gestion des déchets bientôt remis en cause

Aujourd’hui, les déchets nucléaires dits « très faiblement radioactifs » (TFA) sont stockés au Centre industriel de regroupement, d’entreposage et de stockage (Cires) exclusivement dédié à ce type de déchets. À moins d’une dérogation, ils sont considérés comme des déchets nucléaires au même titre que ceux moyennement ou hautement radioactifs : ils ne peuvent donc pas être recyclés puis intégrés dans l’industrie conventionnelle.

Problème : la capacité de stockage du Cires est limitée. Et avec le démantèlement progressif de certaines installations nucléaires, comme l’usine Georges Besse au Tricastin (Drôme), le volume de déchets TFA n’a cessé de croître ces dernières années. Un inventaire dressé par l’Andra (p. 21) a estimé qu’au terme de l’exploitation de l’actuel parc nucléaire, ils représenteront entre 2 100 000 et 2 300 000 m3, là où la capacité de stockage du Cires n’atteint que 650 000 m3. C’est là qu’entre en jeu le technocentre de Fessenheim. Selon EDF, celui-ci a pour objectif « la production, après fusion, de lingots relevant du domaine conventionnel »« La gestion des déchets nucléaires à la française est à un carrefour : soit on fait le choix du recyclage via le technocentre de Fessenheim, soit on construit de nouveaux centres de stockage », estime Teva Meyer, géographe et maître de conférences à l’Université de Haute-Alsace.

Un militant, ici à Notre-Dame-des-Landes en 2018, opposé à l’enfouissement des déchets à Bure. Le « modèle français » de gestion des déchets nucléaires : le stockage. © Jérémie Lusseau / Hans Lucas via AFP

Preuve de l’attention portée à ce revirement potentiel, le projet de technocentre mobilise au-delà des frontières. Une pétition a été lancée par le mouvement antinucléaire allemand en avril dernier et a recueilli près de 3 000 signatures. « En Allemagne, notamment dans le Nord, il est intéressant de voir que la France fait figure de modèle dans les discours antinucléaires, explique Teva Meyer. Le principe de zonage, qui veut que tout déchet issu d’un site nucléaire soit considéré comme radioactif et donc exclu des circuits conventionnels, est cité en exemple à suivre. »

Le recyclage des déchets TFA au centre d’intérêts divergents

Le technocentre est-il sur le point de nous faire perdre du terrain sur le plan de la sûreté nucléaire, comme semblent le craindre les Allemands et les militants de Stop Fessenheim ? Pas nécessairement, selon Emmanuel Martinais, qui pointe le fait que l’histoire de ce « principe de précaution » français doit moins à la prudence vis-à-vis de la nocivité des déchets radioactifs qu’à une bataille d’intérêts entre différents acteurs du nucléaire national. Dans les années 1990, il y a eu une « prise de conscience du secteur après une série d’incidents impliquant des déchets TFA, explique Emmanuel Martinais. Des objets radioactifs avaient été retrouvés dans des décharges ou dans l’espace public, en tout cas hors des sites d’exploitation et de production. Et l’ASN [Autorité de sûreté nucléaire] considérait que cela affectait l’image de l’industrie nucléaire, surtout que dans le même temps, il y avait les débats autour de l’enfouissement des déchets hautement radioactifs de Bure. » Il s’agissait alors de « préserver l’image du nucléaire ». Nécessité qui aurait présidé au choix de catégoriser ces déchets, puis d’écarter tout « seuil de libération »« L’essentiel était d’éviter qu’ils ne se retrouvent dans la nature ou de risquer des erreurs de mesure. On ne pouvait pas se permettre de tels scandales à l’heure où la capacité à gérer des déchets bien plus dangereux était en cause. »

Les filières de gestion actuelles, selon les déchets. Ils sont produits lors du fonctionnement des centrales mais aussi lors de leur démantèlement. Andra / Inventaire national des matières et déchets radioactifs

De fait, la solution du recyclage des déchets TFA dans une structure comme le technocentre de Fessenheim n’a jamais été la piste privilégiée par l’ASN. Elle a longtemps demandé aux industriels d’étudier la possibilité qu’ils aménagent un espace de stockage sur leur site de production, détaille Emmanuel Martinais. « Mais ça fait dix ans qu’ils ne bougent pas alors qu’ils sont tenus de le faire. Leur stratégie est de jouer la montre jusqu’à ce qu’il y ait tellement de déchets TFA accumulés que la seule solution soit d’autoriser les seuils de libération, et qu’ainsi le recyclage puisse se faire. Pour l’ASN, un technocentre à Fessenheim est une porte ouverte aux erreurs et donc à une image dégradée de l’industrie nucléaire. Pour les industriels, à l’inverse, c’est en cohérence avec leur façon de travailler : on mesure la radioactivité de chaque élément et, en fonction, on recycle ou non. »

Des conflits potentiels sur la transparence et la traçabilité

Si l’enjeu politique est indéniable, reste que de la matière initialement radioactive pourrait bientôt atterrir dans nos cuisines et nos chambres, et que la question de la sécurité persiste. Plus que les risques liés au niveau de contamination après fusion des métaux, qui reste encore sujet à débats scientifiques, ce sera plutôt la suite du processus qui prêtera à débats. C’est-à-dire la manière dont ces objets sont gérés une fois qu’ils sortent du circuit de l’industrie nucléaire. C’est ce qu’a montré Teva Meyer, géographe et maître de conférences à l’Université de Haute-Alsace, dans son étude sur les conflictualités autour du nucléaire. Il s’intéresse notamment aux mobilisations autour de « Clara », une usine de fonte de métaux similaire au projet de technocentre de Fessenheim, installée dans les années 1980.

La controverse sur les déchets métalliques porte sur la traçabilité de leur utilisation après la fonte, souligne-t-il. « Les militants prennent souvent comme exemple ce qui se fait pour les produits OGM en agriculture et exigent le même type d’étiquetage. Il faut que la mention “Produit issu du recyclage de métaux de déchets nucléaires” soit lisible. » Selon lui, la majorité du débat outre-rhin autour des déchets faiblement radioactifs s’est d’ailleurs centrée sur les gravats — et non les métaux — car ceux-ci finissaient souvent dans des décharges industrielles. « Pour les métaux, il y avait surtout des doutes par rapport au moment de la mesure. Comment s’assurer que des erreurs ne sont pas commises, et que les métaux recyclés ne sont effectivement plus radioactifs ? Résultat, aujourd’hui, il y a un contrôle des mesures après la fonte, en vidéo, accessible aux associations. »

L’ASN a fini par rendre un avis « globalement » favorable au projet de technocentre d’EDF, et un décret ministériel publié début 2022 a modifié le Code de la santé publique pour rendre possible le recyclage de déchets TFA sous certaines conditions. Il est probable que ce virage amorcé accentue l’attention scientifique portée à la faible radioactivité, comme ce fut le cas en Allemagne. Il est ainsi précisé dans le plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR) publié en 2022 et actant le projet de recyclage des déchets TFA que « pour la première fois d’ici fin 2023, l’IRSN dressera une synthèse des dernières avancées scientifiques dans le domaine des effets des très faibles doses sur le corps humain ».

Ces études permettront alors, peut-être, de trancher la question des risques pour la santé. En attendant, EDF avance ses pions à vitesse grand V. Dès cet automne, l’entreprise française prévoit de saisir la Commission nationale du débat public (CNDP) afin de lancer la première phase, celle de la concertation, d’ici la mi-2024. La mise en service de l’installation est prévue pour 2031.

Par Guillaume Poisson, publié le 19 septembre 2023 à 14h54, mis à jour le 20 septembre 2023 à 09h32

Photo en titre : Un technocentre pourrait être construit sur le site de l’ancienne centrale de Fessenheim afin de recycler les déchets nucléaires faiblement radioactifs. – Unspash / CC / Kilian Karger

https://reporterre.net/Nucleaire-les-dechets-peu-dangereux-pourraient-etre-reutilises?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=nl_quotidienne

NDLR: Attention, quand une telle machine se met en marche, il sera bien difficile de l’arrêter! Que ne ferait-on pas sous le prétexte de créer des emplois!

Message de Reporterre

Alors que les alertes sur le front de l’environnement continuent en ce mois de septembre, nous avons un petit service à vous demander. Nous espérons que les derniers mois de 2023 comporteront de nombreuses avancées pour l’écologie. Quoi qu’il arrive, les journalistes de Reporterre seront là pour vous apporter des informations claires et indépendantes.

Les temps sont difficiles, et nous savons que tout le monde n’a pas la possibilité de payer pour de l’information. Mais nous sommes financés exclusivement par les dons de nos lectrices et lecteurs : nous dépendons de la générosité de celles et ceux qui peuvent se le permettre. Ce soutien vital signifie que des millions de personnes peuvent continuer à s’informer sur le péril environnemental, quelle que soit leur capacité à payer pour cela. Allez-vous nous soutenir cette année ?

Contrairement à beaucoup d’autres, Reporterre n’a pas de propriétaire milliardaire ni d’actionnaires : le média est à but non lucratif. De plus, nous ne diffusons aucune publicité. Ainsi, aucun intérêt financier ne peut influencer notre travail. Être libres de toute ingérence commerciale ou politique nous permet d’enquêter de façon indépendante. Personne ne modifie ce que nous publions, ou ne détourne notre attention de ce qui est le plus important.

Avec votre soutien, nous continuerons à rendre les articles de Reporterre ouverts et gratuits, pour que tout le monde puisse les lire. Ainsi, davantage de personnes peuvent prendre conscience de l’urgence environnementale qui pèse sur la population, et agir. Ensemble, nous pouvons exiger mieux des puissants, et lutter pour la démocratie.

Quel que soit le montant que vous donnez, votre soutien est essentiel pour nous permettre de continuer notre mission d’information pour les années à venir. Si vous le pouvez, choisissez un soutien mensuel, à partir de seulement 1€. Cela prend moins de deux minutes, et vous aurez chaque mois un impact fort en faveur d’un journalisme indépendant dédié à l’écologie. Merci.

Soutenir Reporterre

📨 S’abonner gratuitement aux lettres d’info

Abonnez-vous en moins d’une minute pour recevoir gratuitement par e-mail, au choix tous les jours ou toutes les semaines, une sélection des articles publiés par Reporterre.

S’abonner