POURQUOI EDF ET LE GENDARME DE L’ÉNERGIE S’ÉCHARPENT SUR LES VRAIS COÛTS DU NUCLÉAIRE

Tandis qu’EDF comptait vendre, dès 2027, une partie de son électricité à un prix proche de 100 euros le mégawattheure (MWh) à d’importants clients, parmi lesquels les industriels énergo-intensifs ou les fournisseurs alternatifs, le régulateur pourrait bien venir contrecarrer ses plans. Dans un nouveau rapport, la Commission de régulation de l’énergie (CRE) estime en effet que le coût d’un ruban d’électricité nucléaire ne dépassera pas les 57 euros par MWh. Soit un montant bien inférieur au prix que l’électricien historique espère faire émerger sur le moyen terme. En cause : une divergence de fond sur le cadre de régulation des centrales voulu par l’État, alors qu’EDF privilégie des logiques de marché.

C’est à n’y rien comprendre. Alors que la Commission de régulation de l’énergie (CRE) a revu à la hausse les coûts du nucléaire dans un rapport remis mercredi dernier au gouvernement, les grands consommateurs industriels se montrent ravis…et EDF contrecarré dans ses plans. À première vue, c’est pourtant l’inverse qui devrait se produire : une revalorisation du prix de revient des centrales devrait, en toute logique, déplaire aux clients (à la recherche d’une électricité la moins chère possible), et ravir l’exploitant (désireux de vendre ses volumes à un prix plus « juste » au regard de l’augmentation de ses coûts).

Seulement voilà : dans un communiqué publié mardi 19 septembre, l’Union des industries utilisatrices d’énergie (Uniden), « se félicite » de l’ « éclairage apporté par la CRE », alors qu’une synthèse du rapport a fuité dans Contexte. Tandis qu’EDF, lui, ne dit mot mais risque bien de perdre une importante bataille. Et pour cause, ce document promet de parasiter ses négociations, en tirant ses prix de vente vers le bas.

Référence « neutre » et « incontestable »

En effet, tandis que l’entreprise comptait vendre, dès 2027, une partie de son électricité à un prix proche de 100 euros le mégawattheure (MWh) à d’importants clients, parmi lesquels les industriels énergo-intensifs ou les fournisseurs alternatifs, la CRE estime, pour sa part, que le coût d’un ruban d’électricité nucléaire a certes augmenté…mais ne dépassera pas les 57 euros par MWh sur la période 2026-2030. De quoi pousser les clients de l’énergéticien historique à demander un prix assez proche de ce montant, et donc bien inférieur à 100 euros/MWh.

« Pour un certain nombre d’industriels, un tel prix serait insoutenable ! Ce que la CRE apporte, c’est une référence neutre, incontestable sur le coût réel de production d’EDF. Cela remet un peu l’église au milieu du village, alors qu’il y avait une asymétrie d’informations, avec un monopole des chiffres par EDF », précise un porte-parole de l’Uniden à La Tribune.

« Les concurrents mondiaux s’approvisionnent à des prix entre 40 et 80 $/MWh en Chine, et 30 à 50 $/MWh aux États-Unis… L’objectif est atteignable ! », ajoute l’organisation dans son communiqué.

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À la recherche d’un successeur de l’ARENH

Pour comprendre ces divergences, il faut se pencher sur le contexte dans lequel s’inscrivent les négociations. Celles-ci se tiennent dans la perspective de la fin de l’ARENH dès 2026, un mécanisme qui oblige depuis 2011 EDF à vendre une partie de sa production au prix de 42 euros/MWh, afin de faire profiter les Français de la « rente » du nucléaire. Or, ce prix n’est plus considéré comme le coût réel de production du nucléaire depuis bien longtemps, si tant est qu’il l’a déjà été.

Dans ces conditions, le gouvernement et EDF cherchent un système alternatif, qui prendrait mieux en compte le prix de revient des centrales d’EDF. Lequel a augmenté ces dernières années, en raison de la volonté de prolonger au maximum les centrales (ce qui exige de les remettre à niveau), mais aussi à cause des baisses de production et de l’inflation. Autrement dit, le successeur de l’ARENH devra garantir des prix compétitifs aux consommateurs français, tout en permettant à EDF de couvrir ses frais…et d’investir dans son outil de production.

Mais cette équation n’est pas si simple : concrètement, où placer le curseur ? En l’espèce, l’intérêt du consommateur et celui d’EDF ne se recoupent pas forcément. Car tandis que l’un s’intéresse davantage à sa facture qu’à la santé financière de l’électricien historique, l’autre cherche d’abord à s’y retrouver d’un point de vue comptable, alors qu’une relance du nucléaire pèse sur ses épaules.

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Philosophies différentes sur la régulation du prix des centrales

Dans ces conditions, chacun tente de faire valoir ses intérêts. Celui de l’exécutif, qui a mandaté la CRE, est d’obtenir un prix de l’électricité le plus bas possible pour les consommateurs. Et, par là même, de réguler l’ensemble du parc nucléaire afin d’assurer une visibilité maximale sur ce prix. Le gouvernement cherche ainsi à établir un prix de vente qui s’assimilerait à une sorte de plancher…mais également à définir un plafond, au-delà duquel l’État ponctionnerait les rentes d’EDF. Dans son travail pour établir les coûts de production du nucléaire, la CRE est donc partie du principe que l’intégralité des réacteurs existants seraient régulés par la puissance publique.

Le PDG d’EDF, Luc Rémont, ne l’entend pas de cette oreille. Afin de vendre à un prix qui lui permet d’investir sans se voir imposer des couloirs de prix par l’État, le groupe (dont l’État a récemment acquis 100% du capital) préfère négocier des contrats selon ses termes, sur des logiques de marché. Celui-ci avance d’ailleurs des coûts complets de production bien supérieurs à ceux établis par la CRE, autour de 75 euros par MWh sur la période 2026-2030 (contre 60,7 euros/MWh pour la CRE), auxquels il faudrait ajouter des marges pour assurer le renouvellement du parc.

Un consensus impossible ?

Or, cette différence de philosophie transparaît dans le rapport de la CRE. Puisque cette dernière se base sur un schéma de régulation de toute la production nucléaire, comme le souhaite l’État, c’est-à-dire fondé sur un prix de vente garanti s’appliquant à la totalité du parc d’EDF, le coût du capital est moindre par rapport aux estimations d’EDF. Ce qui, logiquement, tire vers le bas les coûts de production, par rapport aux hypothèses retenues par l’énergéticien. Celui-ci pourrait en effet être supérieur dans d’autres cadres régulatoires (comme celui souhaité par EDF) qui exposerait davantage le groupe aux risques de marché.

Dans le détail, la CRE retient pour le nucléaire existant un CMPC (coût moyen pondéré du capital) nominal avant impôt de 8,35% (soit 6,83% après impôt), à comparer à une demande d’EDF de 11,92% (9,25% après impôt).

« Le cadre régulatoire constitue le principal facteur d’écart entre le coût exposé par EDF et celui retenu par la CRE, compte tenu de son impact sur le CMPC. Le passage d’un cadre non régulé, comme dans la demande d’EDF, au cadre de régulation à prix fixe retenu par la CRE, emporte des conséquences importantes sur le niveau de risques et donc de rémunération du capital engagé, et a un fort impact sur le coût de production », peut-on ainsi lire dans la synthèse du document, obtenue par Contexte.

Pourtant, le système voulu par l’État et retenu par la CRE est encore loin d’être acté. Et pour cause, EDF n’est pas le seul à y faire barrage : l’exécutif bruxellois et les eurodéputés s’y opposent également pour d’autres raisons, étant peu favorables à une régulation de l’État sur des actifs nucléaires existants. Alors qu’un système devra être trouvé d’ici à la fin de l’année, difficile, pour l’heure, de voir émerger un consensus.

Par Marine Godelier, publié le 20 septembre 2023 à 11h45

Photo en titre : Crédits : Raphaël Lafargue / ABACA via Reuters Connect)

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