LA RELANCE DU NUCLÉAIRE DANS LE MONDE SUSPENDUE À LA QUESTION DU FINANCEMENT

Revenus en grâce à la faveur de la transition énergétique, les nouveaux projets nucléaires doivent encore trouver des moyens de financement viables. Alors que les fonds publics viennent à manquer, l’image de l’atome et les retards de livraison font hésiter les investisseurs privés.

Tout comme EDF et Areva avec les EPR en Europe, l’américain Westinghouse a cumulé les retards et surcoûts sur le chantier de son premier AP1000 à la centrale de Vogtle.

La relance du nucléaire n’est pas qu’une affaire française, c’est même un « réveil inespéré de l’Europe » des mots de Valérie Faudon, déléguée générale de la Sfen (Société française d’énergie nucléaire) qui, cinq ans en arrière, « n’avait pas vu venir » la dynamique.

La guerre en Ukraine a révélé aux pays européens leur dépendance énergétique alors que l’urgence climatique s’impose enfin à eux. Or, pour sortir du charbon et remplacer le gaz, les renouvelables ne suffisent pas sans ajout massif de capacités de stockage et de production. Reste le nucléaire, décarboné et pilotable qui revient en grâce dans l’opinion publique. Une étude Ipsos de 2022, réalisée pour EDF dans 30 pays, montre une croissance de +7 % et +11 % de moyenne d’opinion favorable au nucléaire en Europe, dont +10 % en France à 56 %.

Hormis le Royaume-Uni, qui est sorti de l’Europe, la Finlande et la France, plus personne n’a construit de centrale nucléaire depuis des décades. La filière fait aussi face à l’opposition farouche de pays comme l’Autriche ou l’Allemagne à cette technologie. Ces derniers bloquent les régulations favorables au développement de l’atome. Pour relever leurs défis industriels et réglementaires, les Européens nucléophiles ont décidé de s’allier. Le 16 mai 2023, 15 pays européens, dont le Royaume-Uni, ont créé l’Alliance pour le nucléaire. Leur objectif est d’atteindre 150 GW de capacités installées d’ici à 2050, contre 100 GW aujourd’hui. Cela signifie construire 30 à 45 grands réacteurs et développer de petits réacteurs modulaires (SMR). Dix pays ont des projets de nouveaux réacteurs, dont la Bulgarie, les Pays-Bas, la Pologne et l’Estonie. Cette relance du nucléaire, portée aussi par l’arrivée de petits réacteurs modulaires (SMR), s’opère aussi outre-Atlantique. Aux États-Unis, l’IRA prévoit 6 milliards de dollars pour prolonger le plus possible, voire relancer, des réacteurs nucléaires, tout en construisant des petits réacteurs avancés (AMR), notamment pour l’industrie. Dow Chemical et Microsoft ont déjà fait des annonces.

Un appel des pays nucléophiles à la finance privée

La dynamique serait même mondiale. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) table sur 870 GW de nucléaire en 2050 dans sa dernière feuille de route Net Zéro. Pour la troisième année consécutive, l’Agence internationale de l’énergie atomique a révisé à la hausse de +25 % comparé à 2020 ses projections et voie dans un scénario haut 890 GW installés contre 396 GW aujourd’hui. L’OCDE vise même les 1000 GW. Mais avec 58 réacteurs en construction dans le monde aujourd’hui, dont 20 en Chine, et 19 par la Russie chez elle et dans des pays émergents, le compte n’y est pas.

Plus facile à dire qu’à faire. La filière nucléaire européenne est confrontée à des problèmes de compétences et de performance industrielle. « De nombreux acteurs de l’industrie nucléaire ont la réputation de ne pas livrer leurs projets à temps et de coûter plus cher que ce qui était prévu, prévient Fatih Birol, le directeur exécutif de l’AIE. […] La balle est dans leur camp. L’industrie nucléaire doit désormais respecter les délais et les coûts ».

Fin septembre, les pays nucléaires de l’OCDE (Japon, Canada, États-Unis, Corée du Sud, Royaume-Uni, et des membres de l’Union européenne ndlr), se sont réuni pour s’accorder sur la relance du nucléaire au niveau mondial. Si les technologies sont là, manque les financements, les investisseurs restant très frileux vis-à-vis du nucléaire. Dans une déclaration commune, les ministres présents, sauf l’Italien et le Belge, ont lancé un appel encourageant « les banques de développement, les institutions financières internationales et régionales (…) à envisager de financer l’énergie nucléaire » et à « classer l’énergie nucléaire, le cas échéant, avec toutes les autres sources d’énergie à émissions nulles ou faibles dans les taxonomies financières internationales ». Le commissaire européen Thierry Breton a même déclaré que « la Banque européenne d’investissement (BEI) devrait envisager de soutenir les projets » nucléaires.

Un droit de la concurrence qui bloque

Problème, si les fonds d’infrastructures et les banques « veulent décarboner leurs investissements, ils ne sont pas des philanthropes. Ils regardent ce qui garantit le plus de rentabilité avec le moins de risques possibles », rappelle Jérémie Haddad, associé chez EY. L’expert s’interroge sur les conséquences des taux d’intérêt à la hausse pour les projets à venir. Les charges financières peuvent en effet aller jusqu’à de 50 %, 60 % voire 70 % du coût global de la centrale. Or pour avoir des taux d’intérêt le plus bas possible, il faut qu’un état apporte des garanties aux projets.

Par le passé, « le nucléaire était principalement financé par les états sauf rares exceptions comme aux États-Unis, rappelle Ximena Vásquez-Maignan, counsel, White & Case. Or, désormais, les gouvernements n’ont plus autant de moyens qu’auparavant ». Les financements des EPR ou des grandes centrales nucléaires étaient alors souvent montés sous forme de crédit-export garanti par les grandes agences d’État. « Mais le modèle de crédit-export, s’il est attractif financièrement compte-tenu de son faible coût, présente l’inconvénient d’être limité en volume du fait des garanties devant être émises par les agences de crédit-export », explique Amaury de Feydeau, associé, White & Case. Problème, aujourd’hui, cette garantie de l’État peut être considérée comme une aide d’État, selon les règles de l’OMC et de l’Union européenne. La filière se tourne vers les banques et les fonds privés. « L‘appel à des investisseurs privés vise aussi à définir les évolutions à apporter aux modalités réglementaires qui permettront un afflux de capitaux privés plus important dans le domaine nucléaire », analyse Jérémie Haddad, associé chez EY.

Les SMR vont complexifier les financements

Un nouveau cadre réglementaire ne suffira pas à attirer les financiers. « Le nucléaire souffre d’une image négative », constate Ximena Vásquez-Maignan, counsel chez White & Case. Les institutions financières s’interrogent sur le risque de construction et les délais et surcoût qui « posent une question de prévisibilité des plans de financement », explique Amaury de Feydeau, associé, White & Case.

L’arrivée sur le marché des petits réacteurs modulaires (SMR) complexifie la question du financement des projets. On compte dans le monde pas moins de 70 projets de SMR, qui vont de mini-réacteurs de 5 MW à des centrales de 450 MW pour produire de l’électricité injectée dans le réseau pour remplacer les centrales à charbon.

Des réflexions sur le financement des SMR sont déjà menées dans le cadre de l’European SMR Pre-Partnership, de la World Nuclear Association, de l’Agence internationale de l’énergie atomique et de l’Agence de l’OCDE pour l’énergie nucléaire. Pour l’instant, rien de précis n’en est encore sorti. « Le modèle finlandais pour l’EPR d’Olkiluoto, une coopérative entre industriels énergivores qui créent une société qui va financer et exploiter une centrale nucléaire est une approche imaginable pour les petits réacteurs, si certains d’entre eux fournissent de l’énergie à plusieurs industriels », explique Ximena Vásquez-Maignan. Il y a pourtant urgence à définir des modèles. Les premiers SMR doivent être construits en Europe d’ici à 2030. Les financements publics d’aide à l’innovation, comme le milliard destiné au nucléaire innovant de France 2030, ne feront pas tout.

Les limites des contrats pour différence

Dans le cadre de la réforme du marché de l’énergie européen, c’est le mécanisme de contrat pour différence qui tient la corde pour faciliter le financement des nouvelles infrastructures de production d’énergie bas carbone, nucléaire compris. Il garantit un prix de vente de l’électricité produite. Bien adapté aux projets d’énergies renouvelables, et pour la prolongation de réacteurs nucléaire existants assure la France mais sans arriver à convaincre son voisin allemand, il a montré ses limites sur le projet de la construction des deux EPR d’Hinkley Point C au Royaume Uni. C’est EDF et son partenaire chinois qui portent toute la charge financière.  Hors de question, pour EDF, de reproduire ce schéma. Pour son projet britannique suivant de Siwewell C, « le gouvernement britannique propose un mécanisme de recouvrement des coûts engagés, dit base d’actifs régulés. C’est le bon modèle pour réduire les intérêts et in fine le coût global », explique Jérémie Haddad, associé chez EY. Reste à savoir si les investisseurs se laisseront tentés. Et si la Commission européenne n’y verrait pas une aide d’État. L’enjeu est important. Comme les Russes avant eux, « les américains et les canadiens arrivent avec des accords de financement bilatéraux, dont l’Europe est exclue », alerte Valérie Faudon, délégué générale de la Sfen. Face à Westinghouse, Nuscale ou GE Hitachi, EDF part avec un handicap pour vendre ses EPR et son SMR Nuward.

Par Aurélie Barbaux, publié le 19 octobre 2023 à 05h00

Photo en titre : Tout comme EDF et Areva avec les EPR en Europe, l’américain Westinghouse a cumulé les retards et surcoûts sur le chantier de son premier AP1000 à la centrale de Vogtle. © DR

https://www.usinenouvelle.com/article/la-relance-du-nucleaire-dans-le-monde-suspendue-a-la-question-du-financement.N2183048

NDLR: Certaines rumeurs disent qu’en France, l’État serait prêt à puiser dans le livret A pour financer le nucléaire. Heureux possesseurs d’un tel livret (dont le but est le financement du logement social), seriez -vous d’accord?