NUCLÉAIRE : QUAND EDF BAISSE SA PRODUCTION POUR ÉCONOMISER DU COMBUSTIBLE

EDF compte économiser six mois de combustible sur deux unités de la centrale de Cattenom, en Moselle, avant le prochain rechargement prévu en 2025. Mais la décision interroge certains observateurs, alors qu’une telle modulation représente plusieurs millions d’euros de manque à gagner, et que les raisons restent floues. D’autant que les baisses répétées de puissance feraient vieillir plus vite certains composants des réacteurs, rehaussant par là-même le coût de leur maintenance.

À première vue, c’est une décision qui peut sembler incohérente : alors que les prix de l’électricité continuent d’afficher des niveaux records en France, avec un mégawattheure (MWh) échangé autour de 110 euros sur les marchés pour le printemps 2024, EDF entend baisser sa production nucléaire d’ici aux prochains mois. Et pour cause, le groupe compte économiser du carburant dans certains de ses réacteurs avant leur prochain rechargement, plutôt que d’avancer la date de celui-ci.

En effet, jeudi 26 octobre, l’énergéticien a mis en garde contre des interruptions supplémentaires de ses réacteurs Cattenom 1 et 2, en Moselle, afin de ne pas utiliser environ six mois de combustible (sur un total de 18 mois) d’ici aux prochains arrêts de ravitaillement, prévus en 2025. Ce qui « se fera grâce à des limitations de charge ou à des coupures imposées », peut-on lire dans un communiqué publié par l’entreprise. En l’espèce, il ne s’agira probablement pas d’une fermeture stricte pendant 6 mois, mais plutôt d’une modulation étalée sur plusieurs semaines, précise une source interne à La Tribune.

De quoi rendre perplexe certains observateurs. « Cela revient à faire tourner un réacteur aux deux tiers de ses capacités pendant 18 mois, plutôt qu’à fond pendant 1 an. Or, il n’est économiquement viable que s’il tourne à plein. Une centrale qui ne fonctionne pas pendant 6 mois, c’est des centaines de millions d’euros de manque à gagner, d’autant plus avec l’augmentation des prix de l’électricité ! », souligne Emeric de Vigan, vice-président chargé des marchés électricité chez Kpler et ancien trader à la division économique d’EDF.

« Perte sèche »

D’autant que les raisons s’avèrent peu claires. Car l’uranium ne manque pas, ni les capacités des fournisseurs d’EDF à enrichir cette matière première pour pouvoir alimenter les centrales. Interrogé, EDF n’explique pas sa décision sur Cattenom, mais rappelle qu’il existe des « contraintes ». « On positionne les arrêts de tranche selon trois critères : le taux d’usure du combustible, la nature des activités de maintenance à réaliser afin de s’assurer qu’on disposera des compétences disponibles à ce moment-là, mais aussi le placement des autres arrêts », liste un porte-parole.

« EDF n’a pas les moyens techniques et humains de recharger et décharger toutes les centrales en même temps. Le parc compte 56 réacteurs, les ressources ne sont pas infinies et le Covid-19 a mis le bazar sur le planning des arrêts », souligne un connaisseur du secteur ayant requis l’anonymat.

Néanmoins, cela promet de coûter cher. « Vu de l’extérieur, sans connaître précisément les contraintes, cela paraît sous-optimal », maintient Emeric de Vigan. « On parle d’une perte sèche qui va potentiellement nécessiter d’appeler du gaz fossile en cas de manque d’électricité », note la source citée précédemment. Mais « si EDF fait ce choix, c’est qu’il pense y gagner à très long terme, dans sa gestion au niveau de l’ensemble du parc », poursuit-il. Reste que le groupe « ne se montre pas assez transparent sur ses contraintes », estime-t-il : « EDF a été nationalisé, donc on a encore plus le droit qu’hier de demander des comptes ! ».

La prégnance du nucléaire dans le mix français oblige à moduler les centrales

Surtout que ces variations de production risquent bien d’entraîner d’autres conséquences sur le long cours. « EDF module en permanence 1 ou 2 réacteurs pour décaler la date d’arrêt pour rechargement. Mais cette modulation de la production fait vieillir plus vite certains composants. C’est établi, et ça a un impact sur les coûts de maintenance », affirme Tristan Kamin, ingénieur d’étude en sûreté nucléaire. « Il faut être réaliste : toutes les machines tournantes du monde vieillissent prématurément quand on leur impose un grand nombre de cycles d’arrêts et de redémarrages », ajoute une source informée. Interrogé, EDF ne commente pas le sujet.

Cette question en soulève d’ailleurs une autre : le mix électrique français compte-t-il trop de nucléaire ? Et pour cause, le parc tricolore module constamment afin de s’adapter aux baisses de consommation, mais aussi pour laisser la place à l’éolien et au solaire, par exemple, à la production variable. « Si les centrales tournaient en base tout le temps, comme aux États-Unis où l’atome représente environ 20% du mix électrique [contre 65-70% en France, ndlr], on n’aurait pas ce problème », souligne la première source interrogée. « C’est une question un peu taboue, mais qu’on peut légitimement se poser au vu de la demande actuelle », abonde Emeric de Vigan.

Il n’empêche : dans une telle configuration, les pointes de consommation devraient être comblées par du gaz fossile, notamment, lors des soirs d’hiver rigoureux par exemple. Par ailleurs, le gestionnaire du réseau de transport d’électricité, RTE, prévoit une explosion de la demande de courant d’ici aux prochaines décennies, afin de tourner progressivement le dos aux hydrocarbures. Celui-ci ne prévoit cependant pas de renouvellement à plein du parc actuel, puisque, dans le scénario le plus nucléarisé étudié par l’organisme, la part du nucléaire dans le mix ne dépasserait pas 50% en 2050.

Par Marine Godelier, publié le 31 octobre 2023 à 18h24

Photo en titre : L’énergéticien a mis en garde contre des interruptions supplémentaires de ses réacteurs Cattenom 1 et 2 en Moselle. (Crédits : YVES HERMAN)

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