SÛRETÉ NUCLÉAIRE : LA FRANCE FACE À « DES ENJEUX SANS PRÉCÉDENT »

Sûreté nucléaireIl faut décider avant 24 mois la prolongation des plus anciennes centrales nucléaires françaises. Avec l’entrée en service, encore problématique, de l’EPR, c’est un « défi sans précédent » en termes de sûreté, selon Pierre-Franck Chevet, président de l’Autorité de la sûreté nucléaire (ASN). Voici son interview en version longue, en complément de notre enquête à lire depuis hier et jusqu’à dimanche dans nos éditions papier sur l’avenir du modèle énergétique français.
Existe-t-il, en l’état, des doutes sur la sécurité des réacteurs français, qu’il s’agisse de ceux dont des pièces ont été réalisées au Creusot ou des autres ?
Dans le cadre des investigations qui sont menées depuis le printemps 2015, l’ASN a imposé à l’exploitant des contrôles sur les 18 des 58 réacteurs français. Sur les autres réacteurs, nous avons estimé qu’aucun arrêt n’était requis. Mais ce que nous avons constaté au Creusot, des anomalies qui ressemblent à des falsifications, rend absolument nécessaire de poursuivre l’examen de ce qui y a été produit.
Ceci concerne d’une part les pièces dont les anomalies étaient décrites dans des dossiers internes marqués par une barre, les fameux 400 dossiers « barrés » dont 100 concernent la France. Un seul réacteur est encore à l’arrêt du fait d’anomalies ayant fait l’objet d’un dossier « barré », il s’agit de Fessenheim 2.
Nous avons par ailleurs constaté que d’autres anomalies pouvant s’apparenter à des falsifications existent, mais sans avoir fait l’objet de dossiers spécifiques. Il y a, à ce jour, deux cas d’installations à l’arrêt et entrant dans cette catégorie, Gravelines 5 et Flamanville 3.
Compte tenu de la pratique de dissimulation des défauts techniques au Creusot qui n’a été percée à jour que récemment, est-on certain que d’autres fournisseurs n’ont pas fait de même ?

On ne peut pas exclure a priori que des anomalies du même type se soient produites chez d’autres fournisseurs. La Corée du Sud, par exemple, a été confrontée il y a 5 ans à des falsifications sur des cartes électroniques. Tout repose sur des contrôles en chaîne, EDF, Areva devant en premier lieu assurer le contrôle des pièces qui leur sont fournies, l’ASN intervenant ensuite.
Ce que nous avons constaté impose de revoir cette chaîne du contrôle. D’où les propositions que l’ASN formulera à la mi-2017. En tout état de cause, le contrôle suppose non seulement le respect de procédures mais aussi un investissement en moyens humains. Ceux-ci ne doivent pas être affectés par les difficultés budgétaires du moment.
Le parc nucléaire français vous semble-t-il bien préparé à la nécessité de réaliser des contrôles non prévus ?
Nous avions dit, en 2013, lors des débats préparatoires à la loi de programmation énergétique qu’on pourrait avoir à stopper jusqu’à 10 réacteurs en même temps. La suite nous a donné raison puisque la récente vague de contrôles nous a amenés à décider d’en arrêter 12…
Nous avons heureusement pu autoriser des redémarrages rapides, une fois les contrôles faits, avant le plus gros de la vague de froid. Mais nous avions vu juste : il faut que le système électrique français ait des marges suffisantes. Ensuite, il appartient au politique de décider si, pour cela, il faut prévoir des capacités de production supplémentaires, des réserves d’approvisionnement auprès de fournisseurs étrangers ou une capacité accrue de réduction de la consommation.
L’ASN dispose-t-elle des moyens suffisants pour assurer sa mission ?

Ma première préoccupation, ce sont les moyens des industriels eux-mêmes, qu’il s’agisse du Commissariat à l’énergie atomique, d’EDF ou d’Areva. Tous trois traversent des difficultés financières. Or tous sont, comme nous, à l’ASN, confrontés à des enjeux sans précédent.
Pour ce qui nous concerne, nous disposons d’un effectif de 1 000 personnes, dont 500 provenant de l’institut de radioprotection et de sûreté nucléaire. Nous avons besoin de 200 personnes supplémentaires. Nous avons déjà obtenu 70 postes mais ce n’est pas suffisant.

Pourquoi parler des « enjeux sans précédents » ?
Parce que l’essentiel du parc de grosses installations nucléaires françaises a été créé à la même période et atteint aujourd’hui la quarantaine d’années. Il y a tout d’abord les 58 réacteurs des 19 centrales.
Pour une éventuelle prolongation de leur activité, par tranche de dix ans, demandée par EDF mais qui restera soumise à notre approbation, EDF estime le montant des travaux à plus de 50 milliards. À supposer même que ce qu’EDF propose nous paraisse suffisant. On ne réalise et ne contrôle pas comme ça 50 milliards de travaux.
Il y a également l’usine de retraitement de La Hague. Je rappelle que ce sont des contrôles réalisés à notre demande sur les évaporateurs concentrateurs de produits de fission qui ont révélé une corrosion plus rapide que prévue.
S’y ajoutent, enfin, les réacteurs de recherche les plus anciens à Cadarache, Saclay, Marcoule.
Au total, on compte 150 grosses installations nucléaires arrivant au stade des 40 ans.
S’y ajoutent les nouvelles exigences consécutives à la catastrophe de Fukushima…
En effet, il s’agit de garantir la capacité de refroidir le réacteur en cas de fusion du cœur nucléaire. Cela suppose de pouvoir amener de l’eau en toutes circonstances. Les moyens mobiles sont déjà en place, c’était la première étape. Il faut maintenant passer aux moyens à poste fixe, avec des groupes électrogènes et des pompes, dans des casemates en béton les protégeant d’agressions externes extrêmes.
Enfin, il y a la future entrée en service des équipements neufs tels que l’Iter et le réacteur Jules-Horowitz de Cadarache, ainsi que, bien sûr, l’EPR de Flamanville.
Quels problèmes spécifiques l’EPR pose-t-il en matière de sûreté ?
En tant que tel, l’EPR n’est pas un problème mais une solution. Il améliore la sûreté, notamment en matière de protection contre les risques externes de tout type. On note d’ailleurs que l’application des normes Fukushima a entraîné très peu de modifications au design de l’EPR, qui est un très bon design.
L’EPR enregistre tout de même un retard très important…
Les problèmes rencontrés concernent la réalisation, du fait d’une perte d’expérience, dans le béton, dans le forgeage de l’acier, liée à une pause dans l’activité de plus de 10 ans.
Où en est-on exactement dans la résolution du problème posé par la découverte de concentrations excessives de carbone dans l’acier de la cuve et du couvercle de l’EPR ?
Les pièces concernées, le couvercle et le fond de la cuve, ont été fabriquées en 2006. L’ASN a demandé des mesures de carbone dès 2007. Elles n’ont eu lieu qu’en 2012 et les résultats, qui montrent des concentrations de carbone plus forte de 50 % que la normale, ont été confirmés début 2015. Sur les solutions possibles, les industriels ont remis leur dossier fin décembre. L’ASN pourrait se prononcer à la mi-2017.

La prolongation des centrales françaises au-delà des 40 ans, c’est acquis ?
Il y a une procédure en deux étapes. D’abord, on regarde les centrales de manière globale, ce qui est possible puisque le parc français est standardisé. Les discussions techniques ont commencé il y a deux ans. L’ASN rendra son avis en 2019, plus tard que ce qui était initialement prévu car nous avons demandé des études complémentaires.
Ensuite, on étudiera chaque réacteur, un par un, en considérant ses spécificités propres, tels que le risque sismique, d’inondation, etc. Puis, les décisions seront rendues, après enquête publique.
Le planning est assez tendu, puisque c’est en 2019 qu’interviendra la première échéance d’autorisation d’exploitation, qui est celle de Tricastin 1.

http://www.ouest-france.fr/environnement/nucleaire/la-surete-nucleaire-face-des-enjeux-sans-precedent-4807413