NUCLÉAIRE : LES DIFFICULTÉS ET LES COÛTS DU DÉMANTÈLEMENT SONT CONSIDÉRABLES

démantèlementDans les entrailles du démantèlement nucléaire
Neuf réacteurs sont déjà en déconstruction en France, un chantier démesuré qu’EDF assure maîtriser techniquement et financièrement. Mais les difficultés et les coûts sont considérables.

Faire, défaire. Ainsi va la vie. Ainsi va désormais le nucléaire. Avec la fermeture annoncée de la centrale alsacienne de Fessenheim à la fin de la décennie – si EDF et le futur gouvernement n’en décident pas autrement –, « un vaste chantier industriel de démantèlement va pouvoir démarrer », se félicite la ministre de l’environnement et de l’énergie, Ségolène Royal…

Superphénix, un démantèlement ardu
La nouvelle aventure qui attend l’industrie nucléaire est-elle alors parfaitement sous contrôle ? Ce n’est pas l’avis de la mission parlementaire conduite par Barbara Romagnan, députée (PS) du Doubs, et Julien Aubert, député (Les Républicains) du Vaucluse, qui, dans un rapport rendu public le 1er février, a jugé qu’EDF se montrait « trop optimiste » quant à la « faisabilité technique », selon elle « pas entièrement assurée », du démantèlement du parc atomique. Et a pointé les retards pris par plusieurs chantiers. Car si celui de Chooz A, le plus simple à mener, paraît en bonne voie, l’électricien est aussi engagé dans d’autres opérations, beaucoup plus ardues.

Tel est le cas pour le réacteur à neutrons rapides Superphénix de Creys-Malville, en Isère. Ce prototype de 1 240 MW – une puissance à l’époque inédite –, mis en service en 1986, avait été baptisé du nom de l’oiseau mythique renaissant de ses cendres car il était censé, en mode surgénérateur, convertir de l’uranium naturel en plutonium et produire ainsi davantage de combustible qu’il n’en brûlait ou, en mode inverse, pouvoir consommer une partie du combustible usé d’autres centrales.
Las, il n’a cessé d’accumuler les avaries, avant que Lionel Jospin, alors premier ministre, ne décide, en 1997, de mettre fin à un fiasco industriel dont la Cour des comptes a chiffré en son temps le coût à 60 milliards de francs (environ 12 milliards d’euros d’aujourd’hui).
« Un immense gâchis », estime encore Christian Gonin, ouvrier mécanicien à la retraite qui, depuis son pavillon du hameau de Faverges, voit tous les matins, en ouvrant ses volets, le mastodonte de béton posé devant les premiers contreforts des monts du Bugey. Il n’a rien oublié de cette histoire tumultueuse, encore moins de la grande manifestation antinucléaire européenne du 31 juillet 1977 qui vit la mort d’un jeune enseignant, Vital Michalon, victime de l’explosion d’une grenade offensive tirée par des forces de l’ordre déployées en masse.
« Un gaspillage énorme », dit lui aussi Maurice François, agriculteur retraité, presque nonagénaire, qui, du temps où il menait la fronde écologiste, s’était équipé, par conviction autant que par bravade, d’une chaudière au biogaz alimentée par le lisier d’une porcherie.
Travail de bénédictin
Que reste-t-il aujourd’hui de Superphénix ? Une installation nucléaire hors normes, où tout est démesuré : un bâtiment de moitié plus haut (85 mètres) que celui d’un réacteur standard de 900 MW, une cuve six fois plus large (24 mètres de diamètre), des composants deux fois plus volumineux (43 mètres de hauteur pour les générateurs de vapeur). Ce qui en fait, vante EDF, « le plus grand réacteur en démantèlement au monde ». Mais, plus encore que ce gigantisme, explique Damien Bilbault, responsable du site, c’est l’utilisation de sodium liquide comme fluide de refroidissement qui s’est transformée en casse-tête pour les déconstructeurs.
Ce métal fondu, dont la cuve et les circuits contenaient 5 500 tonnes, s’enflamme spontanément au contact de l’air et explose en présence d’eau. Pour le neutraliser, il a fallu un travail de bénédictin consistant à l’injecter au goutte-à-goutte dans une solution de soude aqueuse afin de le transformer en soude ensuite incorporée, comme eau de gâchage, à 68 000 tonnes de béton. Lequel, très faiblement radioactif, devra rester entreposé sur place pendant une vingtaine d’années avant de pouvoir rejoindre un centre de stockage.
En comparaison, le reste des interventions – retrait de pompes de 125 tonnes, d’échangeurs de 70 tonnes ou d’un sas de manutention du combustible de 775 tonnes – a presque été un jeu d’enfant. Même s’il a fallu concevoir des machines et des robots spéciaux pour éliminer les poches résiduelles de sodium dans les multiples boucles et circuits d’une pile atomique extraordinairement complexe.
Et qu’en novembre 2014, à la suite d’une plainte du réseau Sortir du nucléaire, le tribunal correctionnel de Bourgoin-Jallieu (Isère) a condamné EDF pour n’avoir pas respecté une mise en demeure de l’Autorité de sûreté nucléaire, qui lui enjoignait d’améliorer la gestion des situations d’urgence, telles qu’un incendie.
Reste à finir le travail. Une fois débarrassée de ses dernières traces de sodium par injection de petites doses de gaz carbonique humide, la cuve doit être mise en eau, fin 2017, avant d’être disséquée, d’ici à 2025, par des engins téléopérés.
À l’horizon 2030, Superphénix devrait enfin avoir rendu l’âme. Sans espoir, cette fois, de renaissance ? Pas tout à fait. Demeureront en place le bâtiment du réacteur, ainsi qu’un atelier pour l’entreposage du combustible, où se trouve une piscine contenant non seulement un cœur déjà brûlé – dont 4,8 tonnes de plutonium –, mais également un cœur tout neuf, prêt à servir. Car EDF n’exclut pas d’installer ici, un jour, un nouveau réacteur de quatrième génération, à neutrons rapides lui aussi. Et ce, alors que le modèle de troisième génération, l’EPR en construction à Flamanville (Manche), n’a toujours pas livré ses premiers kilowattheures.
Le réacteur de Brennilis, autre épine dans le pied d’EDF
Autre épine dans le pied d’EDF, le petit (70 MW) réacteur à eau lourde de Brennilis, dans les monts d’Arrée (Finistère). Mis en service en 1967, stoppé en 1985, il attend toujours, dans la lande battue par les vents, un démantèlement qui ne devrait pas s’achever avant 2032. Près d’un demi-siècle se sera donc écoulé entre sa fin d’activité et la fin des travaux. Et plus de trente ans dans le cas de Superphénix, autant dans celui de Chooz A. Peut-on vraiment, dans ces conditions, affirmer que les délais sont tenus ?
Ce dérapage du calendrier a certes pour raison principale un changement de stratégie d’EDF. Alors que l’électricien prévoyait au départ de procéder à un démantèlement différé, pour laisser la radioactivité décroître pendant quelques dizaines d’années et faciliter ainsi l’intervention humaine, il a, au début des années 2000, opté pour un démantèlement immédiat.
Et ce, justifie Gilles Giron, « pour bénéficier de la mémoire de ceux qui ont exploité les centrales, et parce que des techniques de téléopération étaient disponibles ». Les dossiers de démantèlement ont alors été constitués, ce qui a demandé plusieurs années, avant que soient publiés les décrets autorisant la déconstruction des îlots nucléaires. En se référant à la date de ces décrets, EDF considère donc que la durée effective d’une déconstruction est de l’ordre de quinze ans seulement.
On en est pourtant très loin, avec les six réacteurs de la première génération du parc français (Bugey 1, Chinon A1, A2 et A3, Saint-Laurent A1 et A2), eux aussi en cours de démolition. Des monstres d’un autre temps, vingt fois plus gros qu’un réacteur actuel et d’un fonctionnement incroyablement complexe. D’une technologie dite à uranium naturel graphite gaz, ils recèlent au total 17 000 tonnes de graphite, dont l’extraction sera aussi longue que difficile et qui générera des déchets de faible activité mais à vie longue, pour lesquels il n’existe pas encore de centre de stockage.

Quand ces ancêtres ont été mis à la retraite, EDF avait prévu de terminer leur démantèlement vers 2040. Mais, consultées par appel d’offres sur la méthode retenue – un retrait du graphite sous eau –, les entreprises sous-traitantes se sont déclarées incapables de mener à bien cette tâche. En 2016, EDF a fait volte-face et annoncé qu’elle envisageait désormais une extraction sous air, reportant du même coup l’élimination complète de ces réacteurs au début du siècle prochain.
L’électricien sèchement tancé par l’ASN
« Les difficultés techniques évoquées sont réelles, mais repousser l’échéance au début du XXIIe siècle ne nous paraît absolument pas raisonnable, ni très conforme à la doctrine du démantèlement immédiat. Ou alors, la notion d’immédiateté a changé », s’est fâché le président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), Pierre-Franck Chevet, auditionné, le 22 février, par la commission du développement durable de l’Assemblée nationale.
Au-delà de ce cas particulier, le gendarme du nucléaire a sèchement tancé l’électricien pour le « manque d’informations » fournies sur la stratégie de démantèlement du parc actuel. « Entre les trois exploitants [EDF, Areva et le CEA], celui sur lequel on a le moins d’éléments techniques pour porter un jugement sur la nature des opérations futures, sur leur faisabilité, sur leur crédibilité, y compris en termes de calendrier, c’est clairement EDF », s’est-il irrité.
Et de brandir le dossier d’EDF, cinq fois moins épais que celui du CEA. D’autant, insiste M. Chevet, que chaque réacteur a une histoire particulière et qu’il est « indispensable d’identifier, site par site, les éventuels problèmes spécifiques qu’il a pu rencontrer », par exemple « les pollutions diverses, à l’intérieur de l’installation ou sur les sols ».
Responsable de la production nucléaire et thermique à EDF, Dominique Minière n’en assure pas moins que « la faisabilité technique du démantèlement des réacteurs à eau pressurisée est d’ores et déjà acquise ». Et que sur les anciennes filières, comme celle à graphite-gaz, elle est « à notre portée », même si aucun réacteur de puissance de ce type n’a encore été totalement déconstruit.
La réalité est pourtant que l’industrie nucléaire n’avait aucunement anticipé la fin de vie de ses réacteurs, pas davantage que la gestion de leurs déchets ultimes. Sûre qu’elle était que, le moment venu, ses ingénieurs sauraient trouver les solutions. Ce n’est que depuis 2006 que la loi exige que, lors de la création d’une installation atomique, soient définis « les principes généraux proposés pour le démantèlement ». « La filière nucléaire a été incapable d’envisager son déclin, juge Yves Marignac, directeur de l’agence d’information sur le nucléaire WISE-Paris. Or, comme en montagne, c’est souvent dans la descente, quand l’attention se relâche, que surviennent les accidents. »

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