Le blogueur de Mediapart JJMU est poursuivi en diffamation par Areva pour la reproduction d’un article du collectif antinucléaire CAN-SE, daté de 2014. Antoine Comte, son avocat, décrypte ce procès ubuesque du pot de fer contre le pot de terre qui s’est tenu mardi 12 septembre à Paris.
À l’entrée de la 17e chambre, ce mardi 12 septembre, Jean-Jacques Masot-Urpi, alias JJMU dans le Club de Mediapart, s’efforce de garder le sourire mais ses yeux brillent d’une sourde inquiétude. Ce jeune retraité, au casier judiciaire vierge, n’en revient pas d’être là. Et comme s’il voulait parfaire l’invraisemblance de la scène, il distribue des flyers du livre L’Impossible Procès, la seule pièce que son avocat a décidé de présenter au tribunal pour sa défense, à la vingtaine de militants chevelus et aux copines et copains du Club (Sophie Leleu, Juliette Keating, Gilles Walusinski, Pierre Carpentier) qui le soutiennent depuis le début de cette galère, en juillet 2014.
L’Impossible Procès est une pièce de théâtre, éditée en 2013 par sa petite maison d’édition, qui met en scène une fiction de procès du nucléaire français, à la suite de la chute d’un avion sur la centrale du Blayais. Un livre d’autant plus intéressant qu’il est un peu à l’origine de sa présence à la barre des prévenus. C’est à l’occasion d’un débat à Avignon que JJMU a rencontré des militants de la Coordination antinucléaire du Sud-Est (CAN-SE), un collectif informel qui milite pour l’abolition du nucléaire, établi dans la vallée du Rhône. Les militants l’avaient interpellé vivement sur sa pièce, jugée trop « molle », pas assez radicale. Ça l’avait d’autant plus secoué qu’il venait de passer l’année à soutenir EELV dans la bataille pour la mairie d’Avignon, redevenue socialiste en mars 2014. Ce jour-là, il défend son point de vue, trouve ces militants un tantinet excessifs, et passe à autre chose. Mais un an plus tard, il a « une révélation » en lisant un article sur le site de la CAN-SE, « Avignon : les élus EELV se couchent devant AREVA », où il est question de la « lâcheté » de trois élus écologistes qui, lors d’un conseil municipal où l’on délibérait d’une convention de mécénat entre la ville d’Avignon et la fondation Areva pour financer des « ateliers d’éveil » dans des écoles de la ville, sont allés « aux W.-C. » au moment du vote plutôt que de s’y opposer.
Dégoûté de s’être fait flouer par des élus écologistes « qui, dans le fond, ont intérêt à ce que le nucléaire continue à exister pour exister eux-mêmes », JJMU fait un copier-coller de leur article et le publie, le 27 juillet 2014, sur son blog dans le Club de Mediapart. Sans, bien entendu, penser une minute qu’il pourrait avoir à en endosser la responsabilité juridique. Quelques jours plus tard, le 31 juillet, Mediapart reçoit une mise en demeure d’un cabinet d’avocats mandaté par Areva réclamant de retirer cette page dans les 24 heures.
Extrait : « Dans cet article intitulé “Avignon : les élus EELV se couchent devant AREVA”, la société AREVA, qualifiée de “géant de la mort nucléaire”, est accusée de “contaminer et tuer ailleurs d’autres enfants comme à Fukushima”. Il ressort également de cet article que la société AREVA serait l’auteur de “crimes (…) un peu partout dans le monde et en vallée du Rhône (…)” La mise en ligne de ces propos manifestement illicites porte incontestablement atteinte à l’honneur et à la considération de la société AREVA qui est victime d’une diffamation au sens des dispositions des articles 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881. »
Mediapart n’étant qu’hébergeur, les billets publiés dans le Club par les abonnés le sont sous leur responsabilité. La rédaction entre alors en contact avec Jean-Jacques Masot-Urpi pour le tenir au courant de la demande d’Areva et l’informer de la dépublication du billet, qui comporte 44 commentaires. JJMU décide le jour même de publier un autre billet intitulé « Se coucher devant AREVA : pluies d’or et intimidations sont les deux mamelles du pouvoir », qui comporte notamment les 15 premières lignes de l’article dépublié, en faisant bien attention à mettre les signes “(…)” à la place de « géant de la mort nucléaire ». Il donne le lien vers le site de la CAN-SE, où se trouve l’article d’origine.
À la présidente de la 17e chambre correctionnelle de Paris qui s’étonnera de cette republication, il insistera sur sa motivation : « J’avais soutenu des gens qui nous trahissaient. Ils laissaient Areva dire aux enfants que le nucléaire, c’est bien. Cette trahison était tout juste insupportable pour moi. J’étais scandalisé, je voulais que mes copains l’entendent ! » Mais c’est Areva qui recevra le message… Et qui, le 5 août 2014, déposera plainte contre lui pour diffamation. Et aussi contre le supposé « directeur de la publication » du site de la CAN-SE.
Pour comprendre le contenu de ce procès quelque peu confus (plus de deux heures d’audience ont été consacrées à l’identification de l’auteur de l’article de la CAN-SE), les incohérences juridiques et le droit à la polémique des citoyens engagés, nous avons interrogé l’avocat spécialiste du droit de la presse Antoine Comte, qui défend JJMU.
Qu’est-il reproché exactement à Jean-Jacques Masot-Urpi ? Dans votre plaidoirie, vous avez souligné que c’était loin d’être clair.
Antoine Comte : Lorsque Areva a déposé plainte en août 2014, elle a focalisé sa plainte sur le billet publié le 27 juillet par Jean-Jacques Masot-Urpi et aussi sur le billet du 31, en considérant que de mettre le lien dans le second billet équivalait à reproduire l’article. Ce qui du point de vue de la jurisprudence n’est pas si évident que ça… Mais en réalité, une fois que JJMU a été entendu, le tribunal a décidé de poursuivre Jean-Jacques Masot-Urpi pour l’article du 27 juillet seulement. Et donc, quand la procureure Annabelle Philippe pendant l’audience dit « le 31 juillet, il a eu la volonté de diffamer… », on est hors sujet. L’article du 31 juillet n’est pas concerné, le tribunal n’est pas saisi pour ce billet, alors que toutes les demandes d’Areva portent sur lui !
Ensuite, la question est de savoir si le billet du 27 juillet comporte des éléments de diffamation, et ça ce n’est pas évident du tout. La diffamation porte sur l’allégation d’un fait très précis. La jurisprudence dit que l’auteur doit pouvoir faire immédiatement la preuve des faits précis qu’il avance. Or la jurisprudence donne des exemples de relaxe pour des allégations qui sont imprécises, et qui ne constituent pas une diffamation, mais qui sont pour autant violentes. En tout cas, pas moins accablantes que les termes utilisés dans le texte du 27 juillet. Dans les formules qui lui sont reprochées, rien n’est précis ! Areva serait l’auteur de « crimes un peu partout dans le monde et en vallée du Rhône ». Areva « contamine et tue ailleurs des enfants comme à Fukushima ». On ne peut pas dire que ce soit un débat précis. Mais au-delà de savoir si c’est diffamatoire ou pas, la question centrale aujourd’hui, et qui se pose depuis une bonne vingtaine d’années, c’est l’étendue du droit de critique.
Et puis, il y avait un autre élément, c’est l’existence du préjudice… N’y a-t-il pas quelque chose de surréaliste à considérer qu’un billet resté en ligne quelques jours seulement, avec 44 commentaires, puisse provoquer un quelconque préjudice à Areva ?
Tout à fait, d’autant plus qu’Areva demande que la condamnation soit publiée dans trois journaux !
Vous avez aussi évoqué la connivence du tribunal, qu’est-ce que vous vouliez dire exactement ?
Je trouve invraisemblable que pour une partie civile comme la société Areva, on demande seulement 2 000 euros de consignation ! C’est le montant que l’on demande à n’importe quelle personne physique qui porte plainte. Areva est une des plus grosses sociétés françaises, même si elle est en difficulté en ce moment. Je trouve cela invraisemblable, alors que si j’obtiens gain de cause, je ne peux pas me retourner contre Areva et demander des dommages et intérêts pour abus de procédure. C’est impossible, car la jurisprudence vous empêche de demander à une partie civile qui s’est constituée d’être condamnée à des dommages et intérêts pour procédure abusive.
Comment expliquez-vous que cette consignation soit si faible ?
Je la trouve grotesque et je ne me l’explique pas. Je pense qu’une fois de plus on est dans cette logique typique du fonctionnement étatique français, où de grandes sociétés qui sont profondément liées à l’État ont une espèce d’aura qui justifie qu’on admette leur plainte et fasse une consignation grotesque par rapport à ce qu’on fait d’habitude.
Quels sont les risques encourus par les blogueurs accusés dans cette affaire ?
Il n’y a que des risques financiers puisque, depuis la loi Guigou, il n’y a plus du tout de prison avec sursis pour la diffamation envers particulier. Donc là, il peut y avoir des frais et des amendes. Avec 1 200 euros de retraite, c’est déjà beaucoup pour Jean-Jacques Masot-Urpi, un homme au parcours éminemment sympathique : ouvrier cheminot, il est devenu professeur de philo, puis éditeur.
Que recherche Areva dans ce procès ? Peut-on y voir une volonté de museler la contestation ? Et pourquoi s’en prendre à la société civile (Stéphane Lhomme, Greenpeace) plutôt qu’à la presse ?
C’est exactement ça, un acharnement contre les « petits » ! Et ce n’est pas une première. Areva avait attaqué en diffamation Frédéric Marillier, chargé de campagne antinucléaire pour Greenpeace France en 2002, pour avoir dénoncé sa stratégie « d’écoblanchiment » lors de la Coupe de l’America. Marillier avait fait une déclaration au Monde où il disait qu’Areva rejetait quotidiennement en mer des matériaux dangereux, qu’elle était responsable des essais nucléaires dans le Pacifique, et indirectement du coulage du Rainbow Warrior en Nouvelle-Zélande…
Et c’est toujours la même chose. Quand les sociétés ont des moyens financiers très importants, elles n’attaquent pas la presse classique pour diffamation. Elles font comme Bolloré dans Le Monde, qui à travers Havas supprime la publicité pendant six mois. Par contre, quand elles ne peuvent pas utiliser ce moyen économique – qui est quand même très efficace ! –, eh bien elles attaquent des militants. Ces sociétés savent très bien qu’elles vont perdre ces procès, mais elles s’en moquent. Elles savent que pendant trois ans au moins, elles vont gêner des militants qui n’ont pas de moyens très importants pour se battre sur le plan judiciaire, qui vont passer une énergie folle à se défendre et qui, pendant ce temps-là, ne vont pas faire autre chose. C’est clairement de l’intimidation.
Dans votre plaidoirie, vous avez défendu l’idée que les propos n’étaient pas diffamatoires (pas de faits précis, pas de préjudice) et aussi que la qualité de blogueur permettait une certaine véhémence des propos. Sur ce deuxième point, où mettre la limite ?
Je suis d’accord avec l’idée qu’il faut mettre des limites. Mais il faut bien reconnaître que c’est difficile de mettre le curseur à tel ou tel endroit. Je pense que cela dépend du sujet. On doit être plus tolérant sur les sujets qui sont d’intérêt général, la santé publique, la critique des institutions, policières ou autres éventuellement. Les juridictions accordent d’ailleurs un énorme droit à la critique là-dessus. Ce qui ne passe pas, ce sont les attaques personnelles. Là, il faut faire très attention.
Le jugement contre Jean-Jacques Masot-Urpi et le « responsable » de la CAN-SE est attendu le 11 octobre. Pensez-vous qu’ils ont des chances d’être relaxés ?
Je ne peux pas me prononcer avant le délibéré. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a une jurisprudence à la 17e chambre correctionnelle de Paris très consistante sur le droit à la critique. Si le tribunal suit le point de vue du ministère public et de la défense, ils seront relaxés. Mais que fera alors Areva ? Je pense que vu que sa stratégie qui consiste à faire taire les gens qui la critiquent, elle devrait probablement faire appel. Si Areva n’y va pas, cela voudra dire qu’elle accepte le principe que la polémique puisse aller assez loin. Ce qui serait intéressant. J’attends la suite.
https://www.mediapart.fr/journal/france/150917/un-blogueur-au-tribunal-la-strategie-d-areva-consiste-faire-taire-les-gens-qui-la-critiquent
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