DANS L’USINE DU CREUSOT, TROIS DÉCENNIES DE GESTION DÉFAILLANTE

3Cet article est la suite de notre enquête, commencée avec:

1 – « La très étrange transaction de 170 millions d’euros entre Areva et M. Bolloré«  et

2 – « Derrière le fiasco de l’EPR, les errements du Creusot sous la responsabilité de M. Bolloré et d’Areva. »

M. Bolloré n’est pas seul responsable des falsifications opérées systématiquement à l’usine du Creusot. Elles s’étaient amorcées avant son arrivée, et ont continué ensuite, avec Areva. Mais la responsabilité des différents acteurs est clairement engagée, et leurs actes jettent un sérieux doute sur la sûreté de l’EPR.

La politique menée par Michel-Yves Bolloré au Creusot a eu des conséquences bien au-delà de l’anomalie de concentration de carbone détectée dans les calottes de cuve de l’EPR de Flamanville. Pour essayer de déterminer l’origine de ces malfaçons, l’ASN a demandé à Areva de réaliser un audit à Creusot Forge, où ont été réalisés les composants. Un travail d’investigation de longue haleine qui aboutit à la découverte dans les archives de 430 dossiers de fabrication de pièces nucléaires dits « barrés ». Certains de ces documents présentent de véritables falsifications, c’est-à-dire des résultats aux tests différents de ceux qui ont été communiqués aux clients de la forge, EDF en premier lieu. Par la suite les quelque 6.000 dossiers de composants nucléaires ont été scannés et sont épluchés page par page au siège d’Areva à La Défense, à la recherche de nouvelles anomalies. « Depuis le scandale des problèmes de qualité, le directeur et l’ancien directeur technique ont été remerciés, raconte Jean-Luc Mercier. On a trop souvent vu la signature de l’ancien directeur technique au bas des documents qui posaient problème. C’étaient des petits arrangements personnels… Par exemple, sur l’ensemble des essais, si le taux de carbone devait être compris entre 0,2 et 0,3 et que le résultat du test était de 0,31 ou 0,32, il n’allait pas au-delà du premier chiffre après la virgule, considérant qu’il n’était pas demandé. »

Mais les dossiers de fabrication qui présentent des irrégularités ne datent pas tous de la période Bolloré – certains remontent aux années 1960. Car les difficultés des ateliers du Creusot sont bien antérieures. Un rapport du haut-commissaire à l’énergie atomique Yves Bréchet, cité par Le Parisien le 7 avril 2017, estime que « la situation actuelle est le résultat d’une lente mais constante dégradation de la compétence technique de la forge depuis 1995 ».

L’histoire du Creusot est ancienne, mais son âge d’or n’aura duré que le temps de la dynastie Schneider. En décembre 1836, François-Alexandre Seillière, Louis Boigues et les frères Adolphe et Eugène Schneider se portent acquéreurs des mines et de la fonderie implantée au Creusot depuis la fin du XVIIIe siècle. Ils créent la société Schneider frères et Cie et se lancent dans la fabrication de locomotives, rails, canons et blindages.

De 1871 à 1896, sous l’impulsion d’Henri Schneider, fils d’Eugène, la compagnie construit de nouvelles usines en Saône-et-Loire. La société connaît son apogée pendant la Première Guerre mondiale, durant laquelle elle emploie jusqu’à 20.000 ouvriers. En 1949 est créée la Société des forges et des ateliers du Creusot (Sfac), qui amorce le virage du nucléaire. Mais la mort accidentelle de son dirigeant Charles Schneider, en 1960, plonge la société dans le chaos.

Intégrée aux sociétés du baron Édouard-Jean Empain, elle fusionne avec la Compagnie des ateliers et des forges de la Loire et devient le groupe Creusot-Loire en 1970. La société, spécialisée dans la métallurgie lourde et la sidérurgie, comporte une partie nucléaire avec une participation dans Framatome. En 1974, le choc pétrolier donne un coup d’accélérateur au programme nucléaire français et remplit le carnet de commandes des ateliers du Creusot : dix-huit réacteurs de 900 MW sont commandés cette année-là.

Mais le baron Empain « n’a pas su gérer l’entreprise. Il était connu comme un grand joueur de casino, qui dépensait beaucoup, beaucoup d’argent », rapporte le syndicaliste Jean-Luc Mercier. Son collègue Jean-Luc Moine se souvient d’un épisode : « Les ouvriers l’ont pendu de manière factice sur le pont de la direction en 1976. Je ne travaillais pas encore mais je l’ai vu alors que le bus me ramenait de l’école : les gars de l’usine manifestaient en-dessous de ce mannequin qu’ils avaient pendu, avec baron Empain marqué dessus ! » De mauvaises décisions en acquisitions malheureuses, la situation se dégrade inexorablement. Jusqu’au 12 décembre 1984, date de la liquidation judiciaire de Creusot-Loire.

Suite à la catastrophe de Tchernobyl, l’hiver nucléaire au Creusot

La société est démembrée. Framatome (qui sera intégré dans Areva en 2001) hérite de la grosse mécanique et développe une usine d’assemblage de composants lourds à Saint-Marcel, près de Chalon-sur-Saône. Usinor s’accapare la partie sidérurgique avec Industeel. Quant à la forge du Creusot, elle échoit à Arcelor.

À peine deux ans plus tard, la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, le 26 avril 1986, donne le coup de grâce à la filière nucléaire. Les derniers réacteurs de 1.300 MW (Belleville, Cattenom, Golfech, Nogent et Penly) et ceux de 1.450 MW (Chooz et Civaux) sont alors en construction. Mais Tchernobyl « a renversé la tendance, amenant de nombreux pays à freiner, voire à stopper, leur équipement nucléaire, tandis que la France elle-même rentrait dans une phase attentiste en matière d’investissements », écrivent les chercheuses Stéphanie Fen Chong et Frédérique Pallez. En effet, si les derniers réacteurs sont achevés bon an mal an, aucune nouvelle construction n’est entreprise après l’accident. « Tout cela a conduit à un effondrement de cette activité, qui n’a pu survivre que grâce à un marché de maintenance. Cette situation de crise de la filière a duré près de vingt ans. »

Avec des conséquences inquiétantes : un gel des investissements – « les outils de production n’ont pas été modernisés » ; la chute des investissements en recherche et développement ; et un problème « central » de renouvellement et d’augmentation des effectifs. « Durant la crise, les entreprises ont réduit leurs effectifs et elles ont, parallèlement, arrêté d’embaucher, détaillent les chercheuses. D’où un vieillissement général des salariés et une perte des compétences. »

Paradoxalement, alors que l’ASN alertait sur l’état déplorable de Creusot Forge en 2005-2006, les ouvriers gardent un souvenir assez positif de cette période où Michel-Yves Bolloré en était propriétaire. « L’entreprise s’est plutôt bien portée dans les années Bolloré, se souvient Jean-Luc Mercier. M. Bolloré a donné comme stratégie de développer la pétrochimie parce qu’on était dans une période très creuse pour le nucléaire. Il y a eu la mise en place du treizième mois, d’une mutuelle groupe, d’une prime au présentéisme et d’une participation des salariés aux bénéfices. De nombreux investissements ont été faits au niveau matériel et au niveau humain, puisque les effectifs ont très vite grimpé à plus de 200 salariés, triplant quasiment. »

En janvier 2011, dans son film « L’épopée de l’énergie », Areva rêve encore d’une reprise du nucléaire. Deux mois plus tard, la catastrophe de Fukushima advenait.

Selon Jean-Luc Mercier et Jean-Luc Moine, la situation s’est aggravée quand Areva a pris les commandes du Creusot Forge, le 8 septembre 2006. Le groupe a alors tourné le dos à la stratégie de diversification mise en œuvre par Michel-Yves Bolloré et a décidé de se concentrer sur la fabrication de composants nucléaires. « En 2006, au moment du rachat, Areva nous présentait des powerpoints qui évoquaient 200 centrales nucléaires à bâtir dans le monde, en Chine, aux États-Unis, etc., dit Jean-Luc Mercier. Anne Lauvergeon nous expliquait que si nous n’obtenions pas tous les marchés, ce n’était pas grave, parce qu’il y aurait tellement de réacteurs à construire que de toute façon, nous n’arriverions pas à tout fabriquer. Pareil pour l’EPR finlandais : on nous a expliqué qu’on le vendait à perte, mais que ce n’était pas grave parce qu’on en ferait plein d’autres derrière. »

Jean-Luc Moine se souvient pour sa part de réunions du comité d’entreprise où « on évoquait un rythme de fabrication de 2,5 EPR par an ». Areva a investi dans des machines, « notamment au niveau des fours », indique Jean-Luc Mercier : « Tout a été mis en place pour le redémarrage du nucléaire, hormis le laminoir [machine servant à réduire l’épaisseur d’un produit métallurgique]prévu. »

Mais très vite, les espoirs du groupe ont été douchés. « La crise financière qui est arrivée derrière [en 2008] a déjà mis un grand coup de frein, et par la suite, l’accident nucléaire de Fukushima [le 11 mars 2011] a posé un gros problème », se souvient Jean-Luc Mercier. Pour compenser les pages blanches dans les carnets de commandes, « Areva a eu comme politique d’essayer de diminuer les coûts de fabrication, de diminuer les effectifs, enfin de rogner partout, y compris dans les investissements et tout ce qui s’ensuit. Depuis le rachat en 2006 par Areva, il faut aussi noter l’absence de vision industrielle des présidents et ministres qui se sont succédés et le manque d’implication de l’État, pourtant actionnaire à 87 % ».

Ce qui explique pourquoi, après la période Bolloré, la situation du Creusot Forge s’est aggravée au lieu de s’améliorer. Sans résultat pour la trésorerie du groupe, plombée par l’envolée du coût de l’EPR finlandais et le désastre Uramin. Le 4 mars 2015, Areva déclarait 5 milliards d’euros de pertes en 2014, décidant dans la foulée la suppression de plus de 5.000 emplois dans le monde, dont 4.000 en France. « En Saône-et-Loire, un plan de départs volontaires est en cours suite à la suppression de 71 postes », dit Jean-Luc Moine.

« Aucune vision industrielle »

Les syndicalistes sont furieux : « Ce qui est dramatique, c’est que ça a complètement désorganisé l’entreprise, parce qu’il n’y a eu aucune vision industrielle, tout ça pour qu’on s’aperçoive au final qu’il faudra rembaucher des gens », déplore Jean-Luc Mercier. « D’un côté, on nous inflige un plan de départs volontaires en faisant partir des salariés expérimentés et de l’autre on nous demande de nous tenir prêts pour forger certains composants du futur réacteur EPR d’Hinkley Point en Angleterre, fulmine Jean-Luc Moine. On supprime du monde et on doit travailler plus ! Mais avec qui ? Nous sommes en sous-effectifs. Nous risquons de ne pas tenir les délais, ce qui fait que certaines pièces vont être forgées ailleurs ! »

Sans compter que cette industrie technique et dangereuse rend périlleux le fait de travailler en sous-effectifs, ou de recourir à des salariés débutants, peu formés ou en intérim. « Si une pièce tombe de la machine, elle fait minimum 150 tonnes, rappelle Jean-Luc Moine, forgeron expérimenté : il travaille depuis 39 ans dans les ateliers. Récemment, j’ai repris un intérimaire, qui n’arrêtait pas de courir partout autour du four, ce qu’il ne faut surtout pas faire. Il voulait mettre le paquet au cas où il y aurait une embauche au bout. Résultat, quand on a sorti la pièce du four, un morceau de calamine à 1.000°C, la partie oxydée de la pièce, lui est tombé dessus. Heureusement, on a réussi à lui enlever sa veste en une fraction de seconde et il n’a rien eu, mais il aurait pu y passer. »

Tous veulent cependant croire à un avenir meilleur pour Creusot Forge. Au téléphone, David Emond, directeur de la Business unit composants d’Areva NP, énumère les mesures mises en œuvre pour restaurer la confiance de l’ASN et des clients : « On a lancé des embauches – une quinzaine depuis le début du plan. On a remis à plat les procédures, mis à jour l’assurance de la qualité, formé les personnels. La surveillance a été renforcée. » Côté technique, les procédés de fabrication ont été retravaillés pour éviter les anomalies de concentration de carbone. «  On ne fera plus ce genre de pièce au Creusot tant qu’on n’aura pas développé de nouveaux procédés », affirme M. Emond. 8 millions d’euros ont été investis dans la forge en 2017 « et on va continuer l’année prochaine. On y met les moyens ».

Plus de pages arrachées, plus d’annotations au stylo, plus de Tipex

L’organisation des ateliers maintenant change peu à peu : « On a réécrit toutes les gammes, on a revu toutes les procédures, raconte Jean-Luc Mercier. Le temps de chaque opération est noté avec précision ; avant, quand on devait chauffer la pièce à 1.200 °C, on notait approximativement 1.200 °C ; aujourd’hui ; si la pièce n’a été chauffée qu’à 1.195 °C, c’est noté sur le document. »Selon le coordinateur CGT, certains comportements ont été bannis, mais il faut rester vigilant : « Il n’est pas normal qu’on monte des pièces sans avoir les signatures, que certains arrachent une page des gammes pour modifier un truc au stylo. » « Maintenant, quand on remplit une fiche et qu’on s’est trompé, on ne griffonne plus pour changer un “a” en “e”, on ne recouvre plus l’erreur d’un coup de Tipex. On doit signaler l’erreur et la feuille est recommencée entièrement, confirme Jean-Luc Moine. Et quand on forge, notre travail est scruté par une dizaine d’inspecteurs d’EDF et de l’ASN. »

En creux, les syndicalistes racontent le système de triche antérieur. Qui en est responsable ? M. Bolloré, Areva ? Tous en partie. Au point de menacer la sûreté du réacteur EPR, et de fragiliser encore une industrie nucléaire en déclin prononcé.

Au Creusot, les prochains mois restent incertains. « Au CE du mois de juin, on nous avait dit que nous allions repasser en 3×8 à la mi-octobre. Mais au CE de ce matin du 20 septembre, on nous a dit que ce ne serait pas avant la fin de l’année et nous sommes toujours en 2×8 », s’inquiète Jean-Luc Moine. « On a jusqu’au 1er janvier pour être au top et pour commencer à forger les pièces pour Hinkley Point en étant dans les délais, conclut Jean-Luc Mercier. Sinon, si le Creusot Forge coule, il risque d’entraîner dans sa chute les 900 salariés de l’usine d’assemblage de Saint-Marcel, ainsi que les salariés de Chalon Services qui interviennent sur les centrales et peut-être même ceux d’Industeel. Soit 2.200 personnes au bas mot. »

Le résultat des errements de la stratégie d’Areva. Et aussi de cet étrange tour de passe-passe, en 2003, quand la firme nucléaire a laissé un fournisseur essentiel pour une bouchée de pain à un industriel ami… pour le lui racheter 170 millions d’euros trois ans plus tard.

Source : Émilie Massemin pour Reporterre

Dessin : © Jean-Benoît Meybeck/Reporterre

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