EDF EXPORTE LES PLOMBS

Ce qui n’était qu’une crainte, celle qu’EDF déroge à la loi de transition énergétique de 2015 qui fixe un objectif de passage à 50% d’électricité d’origine nucléaire d’ici 2025, est devenu un positionnement officiel de l’État (actionnaire à plus de 80% du groupe) puisque le gouvernement a déclaré qu’il ne « pouvait » pas remplir cet engagement. Mais de quel « pouvoir » parle-t-on ?

Une loi de transition énergétique fut promulguée en 2015 qui fixe un objectif de 50% d’énergie nucléaire dans le mix électrique français à l’horizon 2025, part qui s’élève aujourd’hui à 72%. Cette obligation légale, approuvée par l’Assemblée Nationale et le Sénat, impose à EDF de définir un plan stratégique de développement de son activité en accord avec l’atteinte de cet objectif. Courant 2016 et 2017, de nombreux indices laissaient penser qu’EDF (ou l’État) comptait y déroger. Or le 7 novembre dernier, Nicolas Hulot en tant que Ministre de la transition écologique et solidaire a officialisé cette orientation et déclaré que l’atteinte des 50% serait repoussée à 2030 voire à 2035. Alors, quelles sont les options désormais proposées par le gouvernement s’agissant de l’avenir de la filière nucléaire ? Voici déjà quelques chiffres clés pour s’y retrouver.

58 réacteurs sont installés en France continentale : 32 réacteurs de 900 MW, datant d’une première vague de construction opérée en grande partie durant les années 1980, et 26 autres mis en route principalement  durant les années 1990. Leur durée de vie est a priori de 40 ans (NDLR : à l’origine, c’était 30 ans) mais EDF s’est déjà engagé, depuis 2015, dans un large programme de rénovation de ces réacteurs afin de la porter à 50 voire 60 ans : c’est ce que le groupe appelle « le grand carénage« . L’allongement de leur durée d’exploitation coûterait, d’après un rapport de la Cour des Comptes, 100 milliards d’euros mais constituerait, d’après l’électricien, un gain pour l’entreprise en allongeant la durée d’amortissement de son parc.

La consommation d’électricité annuelle connaît une tendance à la baisse, y compris dans le cas d’un développement massif des véhicules électriques à l’horizon 2025. RTE (Réseau de Transport de l’Électricité) estime ainsi, dans son scénario prévisionnel pour 2025, que la consommation intérieure s’élèverait à 465 TWh en 2025 contre 481 TwH en 2016. Notons que la France est exportatrice nette d’électricité : en 2017 elle a exporté 74 TwH et en a importé 36, son solde s’élevant ainsi positivement à 38 TwH. Le marché de gros européen de l’électricité ne compense d’ailleurs pas le prix de revient de cette énergie et ne constitue donc pas un argument financier en faveur d’une production supérieure à la demande intérieure.

Ainsi, si le solde exportateur de la France se maintenait à 38 TWh en 2025, l’atteinte de 50% d’électricité d’origine nucléaire signifierait 251 TWh produits à partir de cette source (= (465+38)/2) contre 384 TWh en 2016. Ce qui reviendrait à la fermeture de 24 réacteurs de 900 MW d’ici 2025 sur les 32 réacteurs de 900 MW actuellement en marche (et hors Fessenheim).

Or, depuis le vote de la loi de transition énergétique de 2015 et comme indiqué plus haut, EDF a déjà entamé des travaux de rénovation de ses centrales et a, de plus, d’ores-et-déjà inclus la première étape de cette opération (un prolongement de 10 années de ses 32 réacteurs de 900 MW), au bilan de l’année écoulée. Autant dire que l’énergéticien ne risque pas de faire marche arrière et de renoncer au prolongement de leur durée de vie (bien que cela rende tout bonnement l’objectif des 50% pour 2025 hors de portée…).

La fermeture préalablement mentionnée de 24 réacteurs pourrait en revanche avoir lieu dès 2030, dans le cas où l’allongement de leur durée de vie s’en tiendrait à 10 années supplémentaires, et non à 20. Il faudrait alors produire 120 TWh supplémentaires d’électricité d’origine renouvelable chaque année (et tout en tenant compte, d’ici là, de la fermeture définitive des centrales à charbon encore en activité sur le territoire) pour compenser ces fermetures. Ce qui, si l’on s’appuie sur les diverses hypothèses de mix émises par RTE dans son bilan électrique 2017, reviendrait à augmenter la capacité de production, d’ici à 2030 et par rapport à celle de 2016 :

  • du parc éolien (terre et mer) de 34,3 GW (11,7 GW de capacité en 2016) pour un total de 55,4 GW de puissance installée d’ici 2030 ;
  • du parc photovoltaïque de 23,7 GW (6,7 GW de capacité en 2016) pour un total de 30,4 GW de puissance installée d’ici 2030 ;
  • de la bioénergie de 1 GW (1,9 GW de capacité en 2016) pour un total de 2,9 GW de puissance installée d’ici 2030.

Le mouvement en faveur des énergies renouvelables  (lesquelles ont représenté 19% de l’électricité consommée sur le territoire en 2016) semble d’autant plus consistant que le MW d’électricité provenant de cette source est désormais devenu moins cher à produire que le MW nucléaire. Ce à quoi souscrivent les dirigeants d’EDF et comme le dévoile un article publié le 17 septembre dernier dans Le Monde : « les dirigeants de l’entreprise estiment dorénavant difficile, voire impossible, que les futurs réacteurs nucléaires produisent des électrons à un coût plus faible que les nouvelles centrales éoliennes ou solaires ».

Venons-en maintenant aux actualités du gouvernement s’agissant de l’avenir du nucléaire français. La première question à laquelle il apporte un éclairage partiel est celle de la date à laquelle il compte atteindre l’objectif des 50% d’énergie d’origine nucléaire. Et il semble opter pour 2035…

En novembre 2017, Nicolas Hulot, Ministre de la transition écologique et solidaire, a, dans un entretien accordé à la chaîne Public Sénat, déclaré que l’objectif des 50% d’électricité d’origine nucléaire d’ici à 2025 n’était pas atteignable sans conséquence sur les engagements climatiques de la France. Il ajoute que la loi de transition a été votée à la légère par le gouvernement précédent qui aurait « posé [des] totems pour [s]’en débarrasser derrière« . Il déclare vouloir travailler sur une échéance de 2030 ou 2035 pour l’atteinte des 50% rendus obligatoires par la loi et s’appuie, pour éclairer ce report d’échéance, sur différents scénarios développés par RTE dans un document rendu au dernier trimestre 2017. Le seul scénario qui déploie la possibilité d’un passage à 50% d’électricité nucléaire d’ici 2025 (qui est le scénario le moins étoffé et le moins chiffré des cinq, étonnamment) déclare qu’il faudrait d’une part maintenir les centrales à charbon à leur niveau actuel (elles ont produit 1,7% de la consommation intérieure d’électricité en 2016) et d’autre part ouvrir des centrales combinées au gaz pour une puissance totale de 15GW contre 6 GW en 2016. Bizarrement, le rythme de développement des énergies renouvelables proposé dans ce scénario, à l’horizon 2025, est le même que celui proposé dans les scénarios repoussant l’atteinte de cet objectif…à 2035. Vous l’aurez compris : 2025 est totalement hors de propos.

C’est que la lutte contre le réchauffement climatique, à défaut de la compétitivité prix du nucléaire vis-à-vis des énergies renouvelables, est désormais le seul argument (le même que celui promouvant les énergies renouvelables, pourtant moins chères à produire mais avec le défaut d’être plus fluctuantes dans leurs volumes de production) avancé par le gouvernement pour retarder le repliement de l’atome dans le mix électrique français. Or le scénario ci-dessus ferait passer les émissions de CO2 en 2025 de 28Mt en 2016 à 42Mt en 2025. C’est donc sur l’argument d’une énergie « zéro émission » (les émissions de CO2 provenant de la génération d’électricité nucléaire sont considérées comme nulles dans tous les calculs), le même argument déclamé par Macron lors de sommets internationaux en faveur du climat et de l’énergie décarbonnée, que repose la sélection par le gouvernement de deux scénarios, parmi les cinq proposés par RTE, reportant l’atteinte des 50% d’énergie nucléaire à 2035 : le scénario Volt et le scénario Ampère. Le premier prévoit la fermeture de 9 réacteurs (sur les 58 présents sur le territoire continental) d’ici 2035, le deuxième 16 fermetures.

Or on constate, pour ces deux scénarios, des prévisions d’augmentation significative (fois 2 ou fois 3 dès 2030) des volumes d’électricité exportés vers les pays voisins par rapport à ceux de 2016. Ce qui, étant donné le prix moyen de gros de l’électricité sur le marché européen, ne trouve aucune justification financière. Comme ces deux scénarios prévoient un développement significatif des énergies renouvelables, si le solde exportateur de la France était maintenu en 2030 à son niveau de 2016, la part du nucléaire dans le mix passerait, dans les deux cas, sous la barre des 50% dès 2030 ! Or cet horizon n’est ouvert qu’à partir de 2035. Conclusions : ce qui se dessine actuellement est le maintien le plus longtemps possible de la puissance nucléaire installée en France, quitte à s’inventer un nouvel impératif : le doublement voire le triplement des exportations.

D’autre part Philippe Sasseigne, directeur du parc nucléaire français d’EDF, a déclaré lors d’un point presse le 30 janvier dernier, que le groupe souhaitait attendre 2029 pour la fermeture d’un premier réacteur (hors Fessenheim). Ce qui revient à dire qu’il privilégie le scénario Volt. En effet, 2029 est la date à laquelle le réacteur le plus ancien du parc atteindra ses 50 ans et Monsieur Sasseigne ajoute que « d’autres [réacteurs] seraient prolongés à 60 ans« . Conclusion : là encore le but est de maintenir la production nucléaire française à son plus haut, malgré le développement concomitant des énergies renouvelables, et avec comme prétexte sous-jacent l’augmentation faramineuse des exportations.

Ce qui amène à la deuxième question s’agissant de l’avenir de la filière nucléaire française : celle de la construction, ou non, de nouvelles centrales à partir de 2027. Le scénario Volt vise en effet une part du nucléaire ramenée à 56% en 2035, ce qui correspond à un maintien quasi à l’identique, par rapport à la situation actuelle, des quantités d’électricité nucléaire produites chaque année sur le territoire français : 346 TWh en 2035 contre 379 TWh en 2017 (et tout cela pour finalement exporter les mêmes quantités d’électricité que celles produites en sus, durant ce même laps de temps, par les énergies renouvelables). Le palier de 56% qui serait atteint en 2035 serait-il donc un premier seuil visant au « recul » progressif de cette énergie, au fur et à mesure du développement des énergies renouvelables (or jusqu’en 2035, on constate que la réponse est non) ?  Ou bien le parc restant serait-t-il maintenu à l’identique via son remplacement par des centrales de dernière génération, peu importe le développement parallèle des énergies renouvelables ?

Les déclarations tenues par Emmanuel Macron le 13 février dernier semblent aller dans le sens de cette deuxième proposition : « je n’exclus pas l’option [d’ouverture de nouveaux réacteurs] mais je ne suis pas en situation de vous dire […] si ce sera à court terme, à moyen terme, à long terme ou si c’est à exclure « . Ces propos ont toutefois fait l’objet d’une temporisation de la part du ministre Monsieur Hulot dès le lendemain déclarant à l’Assemblée nationale que la France avait comme choix, soit de « reconstruire des réacteurs nucléaires dont on sait qu’ils sont coûteux, (avec une logique implacable de non maîtrise des coûts…) et qu’ils laissent un héritage de déchets », soit de développer massivement les énergies renouvelables.

Or, comme illustré sur le graphique ci-dessous, le rythme de développement de nouveaux projets d’installation de réacteurs nucléaires qu’il faudrait tenir pour maintenir les capacités de l’atome aux niveaux visés en 2035 dans le cas du choix du scénario Volt, serait rapidement titanesque : en 2030, 15 projets réacteurs de 1000MW seraient déjà en cours, 12 nouveaux réacteurs seraient en fonctionnement en 2043, date à laquelle 32 autres seraient en cours d’installation. Ces prévisions tiennent compte d’une durée de construction d’un réacteur, depuis sa demande d’installation jusqu’à sa mise en service, de 14 ans. Le rythme d’installation de nouveaux réacteurs repose également sur l’hypothèse, émise par le scénario Volt, de la fermeture de 9 centrales de 900 MW d’ici 2035 et donc du prolongement induit jusqu’à 60 ans du reste du parc actuellement en fonctionnement.

Le format 1000MW par réacteur est retenu dans ce schéma du fait du partenariat solide établi entre EDF et l’entreprise publique chinoise CGN avec qui l’opérateur s’est associé en Angleterre pour la construction des réacteurs d’Hinkley Point (EDF à 60%, CGN à 30%), pour les deux futurs réacteurs de Sizewell (EDF à 60%, CGN à 30%) et pour un dernier de plus petite taille, toujours en Grande-Bretagne, et dans lequel le partenaire chinois est cette fois-ci majoritaire (EDF à 30%). Ce dernier serait construit sur un modèle dernière génération, appelé Hualong, que l’électricien chinois CGN s’apprête à mettre en service sur son territoire. La France semble donc opter pour la construction de réacteurs calés sur ce dernier modèle (1000MW par réacteur contre 1600MW à Flamanville) et dont les coûts seraient mieux maîtrisés.

En conclusion, les choix calendaires privilégiés à ce jour par le gouvernement « et » par EDF vont dans le sens, non pas du maintien a minima de la capacité de production d’électricité nucléaire sur le territoire français en accompagnement du déploiement rapide et meilleur marché des énergies renouvelables, mais bien de la poursuite de la filière nucléaire quasiment à son niveau actuel tout en développant massivement les énergies renouvelables, et sous le prétexte, à peine dévoilé derrière une exemplarité écologique, du triplement voire du quadruplement, en 2035, des exportations d’électricité par rapport à leur niveau actuel. Ceci impliquerait alors la construction titanesque d’une quarantaine de nouveaux réacteurs d’ici 2050.

Afin de se faire sa propre opinion sur le sujet et de la partager, éventuellement, au moment de la grande consultation publique qui aura lieu mi-mars à ce sujet (cette consultation concernera la prochaine Programmation Pluriannuelle de l’Énergie qui doit être décrétée d’ici fin 2018 et qui est en fait la feuille de route concrète de la loi de transition énergétique), il est donc important de comprendre qu’il s’agit avant tout de choix politiques et non de simples nécessités reposant sur des limites technologiques qui seraient incompatibles avec la protection du climat. Ainsi, voici ce dont il sera probablement vraiment question dans cette PPE :

  • Les deux scénarios RTE actuellement retenus par le gouvernement pour le futur mix électrique français prévoient tous deux le report de l’atteinte des 50% d’électricité nucléaire à 2035 au lieu de 2025, le développement massif des énergies renouvelables et enfin le développement gigantesque des exportations d’électricité vers les pays voisins (doublement et triplement par rapport à leur niveau actuel). La question est donc : est-il justifié de maintenir la production d’électricité nucléaire à un tel niveau au seul motif d’une explosion des exportations (non rentables en moyenne sur l’année) ? Si tel n’était pas le cas, non seulement les besoins de prolongement des réacteurs jusqu’à leur 60ème anniversaire, avec les risques et les coûts que cela implique, ne seraient pas nécessaires, mais l’atteinte des 50% d’électricité nucléaire pourrait avoir lieu dès 2030.
  • La France doit-elle après 2035 (soit la date à laquelle le gouvernement prévoit d’atteindre l’objectif des 50% d’électricité d’origine nucléaire dans le mix pour les deux scénarios retenus) poursuivre le développement des énergies renouvelables et diminuer ainsi parallèlement les besoins de construction de nouvelles centrales nucléaires (quitte à les éliminer complètement comme cela est prévu dans le scénario Watt, également mis en avant par RTE) ou bien engager un chantier titanesque de construction de nouveaux réacteurs : plus de 40 d’ici à 2050, lesquels seraient démantelés après 2100 ?

Lorsque la loi de transition énergétique de 2015 a été votée, il m’a semblé que le but était de se désengager, pas à pas, de l’électricité nucléaire. C’est-à-dire qu’après les 50% atteints, j’imaginais que l’esprit de la loi amènerait les suivantes (les futures lois de 2025 et 2035) à fixer de nouveaux paliers : 40%, 30% etc. C’est pourquoi l’atteinte des 50% d’électricité nucléaire d’ici 2025 me paraissait, en plus d’être une obligation légale qu’il incombe à EDF et à l’État de respecter, constituer une étape primordiale dans la preuve des moyens mis en place par l’électricien pour se désengager de cette technologie. Aujourd’hui ce seuil des 50% ne semble pas du tout constituer un premier palier. Et d’ailleurs tout est fait pour qu’il n’en soit, au fond, même pas un. La question posée aux citoyens est donc, sous l’apparence d’un débat focalisé sur la date d’atteinte des 50% d’électricité nucléaire dans le mix : souhaitons-nous, à l’avenir, la construction de nouvelles centrales nucléaires sur le territoire français ? Et en filigrane : pouvons-nous avoir une confiance totale en l’ASN (l’Autorité de Sureté Nucléaire) qui s’apprête à valider, ou non, et non sans pression, le prolongement pour 10 à 20 années supplémentaires de la durée de vie des réacteurs actuellement en service ?

Article de AliceNcha (20 févr. 2018)

Pour voir le tableau des 5 scénarios de RTE, cliquer sur :

https://blogs.mediapart.fr/alicencha/blog/200218/edf-exporte-les-plombs