Le choix français pour le nucléaire est d’autant plus périlleux qu’il est économiquement dépassé par d’autres sources d’énergie, affirme l’économiste Aurélien Saussay dans une tribune au « Monde ».
[La préférence française pour le nucléaire est au cœur du débat public qui a lieu jusqu’au 30 juin sur la « programmation pluriannuelle de l’énergie » (PPE).]
Tribune. Avec la nouvelle programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), en débat public jusqu’au 30 juin, la France semble devoir renouveler ses vœux de fidélité au nucléaire. Les tenants du statu quo avancent des arguments surtout économiques. Seule l’électricité nucléaire, fleuron de la technologie française, serait capable de répondre à nos besoins pour un coût raisonnable, tout en n’émettant pas de gaz à effets de serre.
La santé économique de la filière n’est pourtant guère rassurante. Contrairement aux espoirs d’une « renaissance » soulevés en 2007 lors du lancement du chantier de l’EPR à Flamanville, la décennie écoulée s’est avérée désastreuse pour le nucléaire français et international. Areva, qui avait assuré la conception et la maîtrise d’ouvrage de l’EPR, s’est trouvée dans une situation critique, en 2016, après avoir subi une perte cumulée de 10 milliards d’euros de 2011 à 2015. Seule l’injection de près de 5 milliards d’euros par l’État et une restructuration drastique a sauvé de la faillite l’entreprise.
De très nombreux projets de réacteurs ont été annulés ces dernières années, au Brésil, en Afrique du Sud, aux États-Unis. Principale exception : la Chine, avec 20 réacteurs en construction et 60 autres projetés pour la décennie à venir. Le premier EPR mis en service au monde se trouvera d’ailleurs dans le sud-est de la Chine. En dehors de cette spécificité chinoise, comment expliquer la déroute, en France comme à l’étranger, d’une industrie promise au plus bel avenir il y a seulement dix ans ?
Des tendances structurelles qui minent la compétitivité
La fusion de trois des quatre réacteurs de la centrale de Fukushima en mars 2011 a certes joué un rôle majeur dans ce revirement. Les terribles conséquences de l’accident pour les populations locales ont assombri la perception d’une filière qui sortait à peine du purgatoire dans lequel la catastrophe de Tchernobyl l’avait plongée.
C’est une caractéristique de la filière nucléaire : contrairement à celui des autres technologies de pointe, son coût a tendance à augmenter au fil du temps.
Mais ce désastre masque les tendances structurelles qui ont miné la compétitivité de cette technologie. En premier lieu, la troisième génération de réacteurs (EPR pour Areva, AP 1000 pour Westinghouse) n’a pas tenu ses promesses en matière de coût. Leur conception, devenue très complexe pour satisfaire aux normes de sécurité renforcées, a rendu leur construction longue et difficile. Ce problème est encore aggravé par la taille des réacteurs.
Prévu pour 2012, l’EPR de Flamanville devait coûter 3,3 milliards d’euros. Son démarrage est reporté à fin 2018, pour un coût dépassant 10,5 milliards d’euros. Cela illustre une caractéristique de la filière nucléaire : contrairement à celui des autres technologies de pointe, son coût a tendance à augmenter au fil du temps. Si l’électricité nucléaire « historique » ne coûtait que 0,04 €/kWh, un kWh EPR devrait dépasser les 0,12 €. Or, d’autres technologies de production d’électricité sans émissions de gaz à effet de serre, tels le solaire photovoltaïque ou l’éolien, ont suivi une trajectoire de coût exactement inverse. Dans le cas du solaire, la chute est spectaculaire : certains projets internationaux ont franchi le seuil des 0,04 €/kWh.
Bien entendu, en raison de l’intermittence du vent et de l’ensoleillement, les énergies renouvelables ne peuvent offrir une alternative directe aux technologies produisant de l’électricité en continu comme le nucléaire. Mais les progrès parallèles réalisés sur les batteries, ainsi que la possibilité de coupler les installations renouvelables avec des centrales à gaz, sont autant de solutions à moyen terme.
Aux États-Unis, 95 % de renouvelables
En dehors de nos frontières, le choix technologique semble fait : en 2017, 95 % des nouvelles capacités électriques installées aux États-Unis et 60 % de celles de l’ensemble de l’Asie étaient renouvelables. La Chine elle-même, malgré son ambitieux programme nucléaire, est le leader mondial en matière de solaire et d’éolien.
Dans ce contexte, l’entêtement français sur la voie du nucléaire est une stratégie industrielle risquée. EDF, qui a repris la division d’Areva en charge de la construction des centrales de Flamanville et d’Hinkley Point au Royaume-Uni, se trouve dans une position délicate. À l’international, les perspectives d’exportation se sont refermées.
En France, la prolongation de la durée de vie des centrales existantes peut permettre de maintenir pour l’heure sa compétitivité. Mais à plus long terme, l’absence de développement d’une véritable filière industrielle française des énergies renouvelables nous conduira à devoir importer ces technologies dans lesquelles nous n’aurons pas su investir à temps.
Par Aurélien Saussay (Économiste et responsable du pôle environnement à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE, Sciences Po))
http://www.lemonde.fr/economie/article/2018/05/12/energie-l-entetement-francais-sur-la-voie-du-nucleaire-est-une-strategie-risquee_5297979_3234.html#2wpKXq3FVQhhZhsY.99
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