L’exploitant Tepco ne sait pas comment se débarrasser du million de mètres cubes d’eau contaminée au tritium. Alors il la stocke dans d’immenses citernes.
Une immense forêt pousse autour des réacteurs éventrés de la centrale de Fukushima. Une forêt dense, oppressante, où souffle une petite musique entêtante. Un son strident, métallique, module en intensité quand s’engouffre le vent du large. Avant le 11 mars 2011, elle abritait un millier de sakuras, les majestueux cerisiers japonais. Sept ans après l’accident nucléaire, la plupart ont été rasés, remplacés par de gigantesques réservoirs cylindriques. Blancs, gris, bleus, ils se dressent à plusieurs dizaines de mètres au-dessus du niveau de l’océan Pacifique tout proche et se confondent presque avec les nuances du ciel.
A231A, A231B, A231C… Tous numérotés selon leur emplacement, ils sont près d’un millier. Et il en pousse chaque jour de nouveaux, assemblés sur place ou débarqués par la mer sur des porte-conteneurs. Les citernes servent à stocker un peu plus d’un million de mètres cubes d’eau contaminée dont Tepco, l’exploitant de la centrale, ne sait que faire. Elles sont le pendant de ces millions de sacs de terres contaminées disséminés dans la préfecture de Fukushima dont le gouvernement japonais cherche en vain à se débarrasser.
Chaque jour, environ 140 m3 d’eau douce sont injectés dans les réacteurs 1, 2 et 3 pour refroidir leurs cœurs. Problème, les cuves et les enceintes de confinement ne sont plus étanches. L’eau, chargée en éléments radioactifs, s’écoule et se mélange aux eaux souterraines. Pour limiter la pollution, Tepco, comme les Shadoks, pompent. En amont. En aval. En permanence.
Mais ce n’est pas suffisant. Alors la firme, nationalisée après la catastrophe, a édifié un mur en béton long de près de 900 m et haut d’environ 35 m pour empêcher les écoulements vers l’océan. Pour protéger la nappe phréatique, elle s’est ensuite lancée dans un chantier titanesque : la construction d’un « mur de glace ». À travers un réseau de plus de 1 500 tuyaux enfouis à une trentaine de mètres de profondeur, l’exploitant a pour l’heure réussi à « congeler » un périmètre d’un peu plus de 1500 m. Selon Tepco, ces travaux ont permis de réduire le débit des infiltrations à moins de 150 m3 par jour, contre 400 m3 auparavant.
Béton déchiqueté et poutres tordues
Une fois pompée, cette eau souillée est traitée pour en extraire 62 radioéléments (césium, strontium, antimoine…) mais pas le tritium. Une partie est ensuite réinjectée dans le circuit de refroidissement des réacteurs et l’autre stockée dans les réservoirs.
Les premières citernes, trop petites, gisent désormais, rouillées, les unes sur les autres. La deuxième génération fuyait. Trop de soudures. La dernière est plus «sûre», assure l’employé de Tepco qui nous sert de guide et qui a souhaité rester anonyme. De grandes bâches sont pourtant déployées au pied ou à la tête des réservoirs pour distinguer l’eau de pluie des fuites, preuve qu’ils ne sont toujours pas complètement étanches.
Une dizaine d’ouvriers en tenue de protection blanche sont grimpés sur le toit d’une citerne. Au total, ils sont 5 000 à s’affairer tous les jours sur le site. Point de convergence de cette fourmilière géante, le poste de contrôle de la radioactivité. Dans un ballet incessant, une petite sonnerie retentit à chaque passage. Les travailleurs déposent leur dosimètre dans l’une des huit colonnes de casiers classés de 0,10 millisievert (mSv) à 0,80 mSv en fonction de la dose reçue. La limite d’exposition internationale est de 1 mSv/an.
« Vous recevrez l’équivalent de trois radios dentaires », avait tenté de nous rassurer notre guide en début de visite. À l’approche des réacteurs, notre dosimètre personnel indique tout de même 100 µSv/h quand l’écran digital installé par Tepco affiche 43. Les unités 1 et 3 sont un enchevêtrement de béton déchiqueté et de poutres métalliques tordues dans tous les sens. Elles donnent à voir la puissance de la déflagration et la tâche qui reste à accomplir pour parvenir au démantèlement. D’abord annoncé à l’horizon 2040, l’objectif a été repoussé après 2050, voire 2060. Première étape : retirer le combustible des piscines. L’opération est terminée pour le réacteur 4, elle est en cours pour le 3 et devrait être achevée vers 2023 pour les tranches 1 et 2
Deuxième étape, la plus périlleuse : récupérer le magma hautement radioactif (corium) issu de la fusion des cœurs des réacteurs 1, 2 et 3. Le corium a transpercé les cuves pour s’accumuler au fond des enceintes de confinement. Après plusieurs vaines tentatives, un robot a réussi à repérer des dépôts dans celle de l’unité 2 en début d’année. À quelques kilomètres de la centrale, dans un gigantesque hangar, l’Agence japonaise de l’énergie atomique développe et teste les robots capables de s’acquitter de cette mission impossible pour l’homme. Toujours optimiste malgré les retards accumulés et une facture qui flambe (environ 60 milliards d’euros), Tepco croit pouvoir démarrer la phase de retrait avant 2025. Elle devrait durer vingt à trente ans.
D’ici là, l’exploitant devra aussi trouver une solution pour le stockage de l’eau chargée en tritium. La forêt de citernes s’étend jusqu’aux limites du site et borde désormais la route. « Nos capacités sont prévues jusqu’en 2021 », assure notre guide. Et après ? « Il faudra faire des simulations. » Tepco espère surtout que le gouvernement aura donné son feu vert pour la rejeter dans l’océan.
Par Stéphane Mandard (Préfecture de Fukushima, envoyé spécial), LE MONDE, mis à jour le 06.09.2018 à 07h27 |
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