Après les autoroutes, ADP, l’électricité. Contrairement aux promesses du gouvernement, le prix de l’électricité devrait augmenter et même dans des proportions considérables. Passant outre la loi, la commission de régulation de l’énergie a décidé de lancer le démantèlement du service public de l’électricité et d’EDF. Objectif : transférer la rente publique nucléaire vers le privé, au détriment des ménages et de l’économie. Même l’Autorité de la concurrence est contre.
C’était un engagement d’Édouard Philippe le 30 novembre : les tarifs réglementés de l’électricité ne seraient pas augmentés pendant l’hiver. Dès cette annonce, beaucoup s’étaient interrogés sur la portée de cette mesure. Le gouvernement n’a pas la main sur les tarifs de l’électricité. Par le passé, le gouvernement a été condamné pour ne pas avoir respecté les décisions de la Commission de régulation de l’énergie (CRE), autorité indépendante chargée de réguler le secteur de l’énergie et de fixer les tarifs.
Il y avait quelques raisons de douter des promesses gouvernementales. Le 7 février, la CRE a annoncé une hausse de 5,9 % des tarifs réglementés pour les particuliers comme pour les entreprises, « au plus tard le 1er juin 2019 ». Mais sa proposition cache en fait une fulgurante augmentation. Si les coûts de transport et les taxes restent inchangés, le prix du MWh – qui représente un tiers de la facture d’électricité – pourrait passer de 42 à 50,8 euros le MWh : 8,8 euros de plus, soit 19,7 % de hausse ! Depuis l’ouverture à la concurrence du marché de l’électricité, jamais les prix de l’électricité n’ont connu une telle envolée.
Depuis les annonces de la CRE, c’est silence radio du côté du gouvernement. Tout le monde fait comme si le dossier n’existait pas. En pleine révolte des « gilets jaunes », qui ont mis l’accent sur le pouvoir d’achat et les dépenses contraintes notamment liées à l’énergie, la tentation de jouer la montre et l’oubli est grande. D’autant que, selon nos informations, les avis divergent entre les ministres : François de Rugy (écologie) serait contre, Bruno Le Maire (finances) naturellement pour.
Mais les débats se tiennent derrière les portes capitonnées des ministères. Personne n’est prêt à prendre position publiquement sur un sujet aussi sensible. D’autant que tous connaissent désormais le fonctionnement du gouvernement : à la fin, c’est l’Élysée, souvent Emmanuel Macron en personne, qui décide. Acceptera-t-il les hausses proposées par l’autorité de régulation en mai ? Ou cherchera-t-il à composer ? Le projet de loi sur l’énergie devrait donner quelques réponses. Mais alors qu’il devait être présenté en conseil des ministres le 11 mars, il a été reporté à la demande d’Emmanuel Macron, qui souhaite le « muscler ».
L’affaire est d’autant plus gênante que ces hausses sont déjà largement contestées. « C’est une proposition injuste pour les consommateurs particuliers, contestable selon les principes de la régulation et, par conséquent, attaquable juridiquement », a dénoncé la CLCV, l’association nationale de défense des consommateurs et des usagers. Estimant que les dispositions contournent la loi et visent à subventionner illégalement les fournisseurs alternatifs (hors EDF), celle-ci a déjà fait part de son intention de poursuivre la décision de la CRE devant le Conseil d’État, si le gouvernement retenait la proposition de hausse avancée par le régulateur.
Cette hausse projetée alarme aussi le médiateur national de l’énergie. Alors que la fracture énergétique ne cesse de s’aggraver, que des millions de ménages rencontrent les plus grandes difficultés à payer leurs factures, l’augmentation risque d’empirer la situation. « Dans le contexte actuel, si elle est mise en œuvre, la hausse envisagée des tarifs de l’électricité aura des conséquences sur les ménages les plus fragiles », prévient-il.
« Pour maintenir la concurrence, on augmente les prix. Cela va à l’encontre de ce que l’on a présenté comme les bénéfices de la concurrence quand on a ouvert le marché. Si on en est là, c’est qu’il y a un problème quelque part », constate Vincent Licheron, chargé de mission à CLCV. « En fait, il s’agit d’augmenter le prix d’électricité de telle sorte que le plus mauvais des fournisseurs privés puisse encore exister face à EDF. Ce n’est pas cela, la concurrence », complète un connaisseur du dossier.
L’analyse est partagée par nombre de connaisseurs du marché de l’électricité. La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a déjà contesté les changements introduits par la CRE. Plus embêtant, l’Autorité de la concurrence, elle aussi, s’élève vivement contre les nouvelles dispositions que la CRE veut imposer sur le marché de l’électricité français.
Le 21 janvier, elle a en effet rendu un avis très long et très argumenté sur les changements de méthode et d’analyse de marché adoptées par la CRE, qui conduisent à la hausse spectaculaire exigée aujourd’hui par l’autorité de régulation. La charge est au vitriol. « Ces dispositions conduiraient à privilégier un mode de fixation des tarifs réglementés de vente […] qui pourrait porter atteinte à l’objectif de modération et de stabilité des prix de l’électricité que la loi assigne à ces tarifs », statue-t-elle. Elle reproche aussi implicitement à la CRE d’abuser de son pouvoir, en faisant fi des lois existantes pour imposer par voie réglementaire ce qui relève du pouvoir législatif.
Jamais deux autorités indépendantes, censées toutes les deux veiller et contrôler la concurrence, ne se sont trouvées publiquement en conflit aussi frontal. Interrogée sur les critiques émises par l’Autorité de la concurrence, la CRE botte en touche : « Il n’est pas d’usage de donner un avis sur le travail d’une autre autorité indépendante » (voir notre Boîte noire).
Cette querelle pourrait paraître comme un différend entre deux instances, voulant chacune affirmer ses prérogatives. Mais c’est beaucoup plus que cela. Derrière des dispositions réglementaires et des calculs complexes, ce que propose la CRE est une révolution, sans en référer à personne, de l’organisation du marché de l’électricité, une remise en cause du service public. C’est une volonté de transférer sans le dire les bénéfices de la rente nucléaire, jusqu’alors redistribués à tous, à quelques groupes privés. Au risque d’exposer encore plus l’ensemble des ménages à la loi du marché et de priver l’économie d’un facteur important de compétitivité. Explications.
Quand la CRE décide de son propre chef de désintégrer le service public de l’électricité
Le sujet a été conduit dans la plus grande discrétion. Au détour d’une phrase, la CRE, dans sa délibération du 7 février 2019, annonce que compte tenu des tensions qui existent sur l’accès à l’électricité nucléaire distribuée à prix garanti par EDF, connu sous l’acronyme d’ARENH (accès régulé à l’énergie nucléaire historique), elle va procéder à une distribution au prorata des besoins des fournisseurs. « La CRE réplique les effets de cet écrêtement en réduisant la part d’approvisionnement à l’ARENH à due proportion de l’écrêtement des volumes », indique-t-elle. Tout cela est volontairement complexe, technique, à la limite du compréhensible pour les non-initiés.
Et pourtant ! Derrière ces quelques mots se cache un changement majeur : l’autorité de régulation entend désormais qu’EDF n’ait plus un accès direct à sa propre production d’électricité. Sans le dire, de sa propre initiative, la CRE prend les dispositions pour séparer les activités d’EDF, groupe public totalement intégré, et mettre à bas tout le service public de l’électricité.
Ses activités de distribution doivent, selon elle, au nom d’une concurrence libre et non faussée, être placées au même rang que les autres fournisseurs, et se présenter au guichet d’accès à la production électrique nucléaire comme les autres, avec les mêmes limites que les autres. « EDF devra appliquer le même taux d’écrêtement dans ses offres sur le marché de détail [que ses concurrents – ndlr] », indique la CRE dans une délibération en date du 25 octobre 2018, en vue d’établir un projet de décret modifiant les tarifs régulés.
Selon les calculs de la CRE, l’activité de distribution d’EDF n’aurait plus le droit de facturer que 75 % de l’électricité fournie à ses clients – les ménages (25 millions de clients) comme les entreprises éligibles (3 millions de PME, d’artisans et commerçants) – au prix historique du nucléaire. À l’avenir, les 25 % restants devront être facturés selon un prix de marché calculé par la CRE.
Cette désintégration du service public a un coût entièrement pris en charge par les clients : « La CRE estime que le surcoût pour le consommateur lié au rationnement de l’ARENH est de 3,3 euros/MWh hors taxes en moyenne pour les consommateurs au portefeuille d’EDF », écrit-elle dans son communiqué, pour cette seule disposition – car ce n’est pas la seule (voir plus bas).
Obligée par la loi de solliciter l’Autorité de la concurrence pour faire avaliser ce changement, la CRE a reçu un avis des plus sévères sur son projet. Rarement, l’Autorité de la concurrence a été aussi critique face à un projet de régulation. Elle donne « un avis défavorable » à tous les projets d’évolution amenant à aligner EDF sur ses concurrents. Ces options, prend-elle le soin d’insister, ne relèvent en aucun cas « d’une contrainte imposée par le droit de la concurrence », comme la CRE tente de le suggérer. Il est contraire aux règles de base du marché, selon elle, de priver un producteur d’avoir accès à sa propre production.
Ces dispositions conduiraient « à faire supporter la charge financière liée au dépassement du plafond aux consommateurs plutôt qu’aux fournisseurs », ajoute l’Autorité de la concurrence. Avant d’enfoncer le clou : « Elle [l’Autorité de la concurrence – ndlr] considère que toute réforme de ce dispositif de régulation, dérogatoire au droit de la concurrence, relève du Parlement. » En d’autres termes, l’Autorité de la concurrence accuse la CRE d’outrepasser les devoirs de sa mission et de faire passer, dans la plus grande discrétion, par voie réglementaire une réforme qui ne peut qu’être adoptée par la loi.
Mais les problèmes soulevés par la décision de la CRE vont bien au-delà. Même si elle est une autorité régulatrice, a-t-elle le droit d’intervenir sur l’organisation d’un groupe public intégré, d’imposer un changement de périmètre et de modifier son objet social, sans en référer à personne ? EDF étant coté, les actionnaires minoritaires peuvent légitimement contester ce coup de force réglementaire et ne pas approuver cette immixtion dans la vie de leur société par une autorité extérieure sans légitimité, et même demander des réparations. De même, les quelque 28 millions de clients d’EDF sont liés par contrat au groupe, ils peuvent aussi contester cette rupture des engagements pris.
Toutes ces questions sur la légitimité de la CRE à statuer sur l’organisation d’EDF et sa désintégration, sur les risques de contentieux que sa décision pourrait soulever, ont été posées à la CRE. Celle-ci ne nous a adressé qu’une réponse globale : « L’ensemble de vos questions et les critiques qu’elles semblent poser, reprennent les arguments qui ont été examinés dans la délibération de la CRE du 7 février. Elles traduisent une divergence totale de compréhension des règles jurisprudentielles, légales et européennes en vigueur. » Selon des experts du dossier, la CRE fait acte d’argument d’autorité : il n’existe pas de jurisprudence européenne en la matière, affirment-ils.
Quand la réalité dément la théorie
Est-ce vraiment cela, les bénéfices de la concurrence ?
Pour comprendre la démarche folle dans laquelle s’est engagée la CRE, il faut revenir aux origines de l’ouverture à la concurrence du marché de l’énergie en 2007. Acceptée par le gouvernement Jospin au sommet de Barcelone en 2002, cette ouverture a toujours posé un problème en France, tant son statut est à part.
EDF, groupe public intégré, bénéficie d’une position hors norme avec son parc de 58 réacteurs nucléaires. Il détient de fait une rente monopolistique quasiment imbattable, grâce à des coûts de production (hors coûts de démantèlement) très compétitifs, qui échappent en plus aux fluctuations de marché. De plus, par ses capacités de production et sa position géographique, EDF est le producteur qui assure la sécurité et la stabilité de toute la plaque électrique de l’Europe de l’Ouest, comme cela s’est encore vu ces dernières semaines. Au moindre risque d’effondrement du réseau, il est capable de lancer des productions supplémentaires pour le soutenir.
Pour contourner l’hostilité des Français qui ne voient pas les bénéfices que pourrait lui apporter une concurrence, quand un service public leur assure un approvisionnement sûr et à bas prix, le gouvernement Fillon adopte en 2010 la loi Nome (Nouvelle organisation du marché de l’électricité), censée assurer à la fois les bénéfices de l’électricité nucléaire et l’établissement d’une concurrence. Dès le préambule, celle-ci précise bien que l’ouverture doit se faire dans les conditions assurant « l’attractivité du territoire », permettant à l’ensemble des consommateurs de bénéficier « de la compétitivité du parc électronucléaire français ».
Pour permettre à la fois cette redistribution de la rente nucléaire et l’instauration d’une concurrence, la loi Nome a prévu de mettre à disposition des nouveaux entrants sur le marché de l’électricité une partie de la production nucléaire : 100 TWh, soit environ un quart de la production d’EDF, leur sont réservés. Afin d’éviter qu’EDF ne profite de sa position d’acteur dominant et de sa rente, les prix de vente sont strictement encadrés. Ils sont fixés par décret à 42 euros le MWh.
Cette somme est censée représenter les coûts complets de la production nucléaire, assortis d’une marge de 3 %. C’est ce prix qui sert de référence aux tarifs réglementés. Ces derniers assurent la stabilité des prix de l’électricité aux ménages et sont proposés par tous les distributeurs d’électricité.
Selon la loi, ce dispositif est appelé à être transitoire : il devrait s’achever en 2025. Ce laps de temps a été jugé nécessaire par les législateurs afin de permettre aux fournisseurs alternatifs de s’installer sur le marché et de construire leurs propres équipements de production. Pour éviter toute stratégie d’écrémage opportuniste, il a même été prévu dans les textes que la CRE puisse sanctionner les fournisseurs qui n’auraient pas suffisamment de base installée en France. À notre connaissance, aucune pénalité n’a été imposée pour ce motif à ce jour.
Sur le papier, tout semblait donc devoir parfaitement fonctionner pour permettre l’arrivée de la concurrence sur le marché de l’électricité. Sauf que la réalité est venue démentir la théorie. À l’exception d’Engie (ex-GDF) et de Total, qui vient juste de prendre pied sur le marché de l’électricité en France, l’essentiel des distributeurs en France sont des électriciens virtuels. Ils n’ont pas de base de production installée, préférant laisser ce soin à des producteurs historiques et surtout à des financiers, attirés par l’effet d’aubaine.
Il est vrai que les subventions et les garanties pour permettre le développement des énergies renouvelables sont hors normes. Tous les contrats passés ont des garanties de rachat à prix fixé largement au-dessus du marché pendant des durées de 15 à 20 ans. Quelque 120 milliards d’euros d’engagements ont ainsi été pris pour des contrats courants entre 2018 et au plus tard 2046, selon la Cour des comptes. Celle-ci pointe notamment des contrats représentant à peine 0,7 % de la production électrique faisant ressortir un prix de 480 euros/MWh. Le vent vaut parfois de l’or.
Malgré tous ces efforts, le résultat est dérisoire : les énergies renouvelables représentent 15,6 % de la production électrique en France. Leur développement insuffisant se fait à un coût exorbitant et de manière anarchique, sans aucune préoccupation de sécurité d’approvisionnement ni d’aménagement du territoire. « Les opérateurs n’ont pas les moyens de développer la transition énergétique », constate Jean-Luc Magnaval, secrétaire du CCE d’EDF.
Par manque de moyens, par facilité en sachant qu’EDF était toujours derrière en cas de problème, les distributeurs alternatifs ont opté dans leur immense majorité pour une activité purement financière : ils se contentent d’arbitrer entre le marché de gros et les approvisionnements garantis par l’ARENH, en fonction des cours. Toute leur politique pour attirer les clients est basée sur des propositions de rabais de quelques pourcents par rapport aux tarifs réglementés imposés à EDF. Ils ont ainsi capté quelque 6 millions de clients, soit environ 20 % du marché. C’est ce qui explique la déformation existante sur le marché de l’électricité en France : les tarifs réglementés, calculés sur la production nucléaire, qui devraient être la référence plancher du marché, sont dans les faits le prix plafond.
Pendant des années, la CRE n’a rien trouvé à redire à cette situation, contemplant avec passivité le jeu des « fournisseurs alternatifs » exerçant leur droit de tirage sur les centrales nucléaires au gré de leurs intérêts, sans avoir à subir le moindre coût. Soit le prix proposé sur le marché de gros était plus élevé, et ils s’empressaient de s’approvisionner auprès d’EDF à 42 euros pour aller en revendre une partie sur le marché et empocher la marge. Soit le prix de marché était inférieur, ils allaient alors s’y approvisionner, laissant les pertes à la charge d’EDF, sans que celui-ci ne puisse jamais bénéficier des hausses.
Ce mécanisme d’arbitrage allait très bien, tant que les prix de marché étaient à la baisse ou se tenaient dans une fourchette équilibrée par rapport au prix de référence de l’ARENH. Mais à partir d’août 2018, les prix de l’électricité, par nature très volatils, se sont envolés sur les marchés. De 41 euros le MWh début janvier, le cours est passé à 59 MWh en décembre 2018, avec des pointes dépassant les 65, voire les 100 euros certains jours, en raison de l’effondrement de la production des renouvelables lié à des situations anticycloniques.
Face à cette flambée, tous ont demandé à accéder à la production nucléaire d’EDF au prix garanti. Mais la demande (135 TWh) a été supérieure à l’offre plafonnée de 100 TWh fixée par la loi. Les distributeurs alternatifs ont dû s’approvisionner pour le reste au prix fort sur le marché. Dans quelle proportion ? Mystère. Cela les a-t-il conduits à enregistrer des pertes importantes ? Nouveau mystère. La CRE ne dispose, semble-t-il, d’aucune base de données permettant de mesurer l’efficacité des distributeurs alternatifs, les moyens dont ils se couvrent et assurent la sécurité des approvisionnements, les pertes qu’ils ont pu subir.
Mais la seule perspective que les fournisseurs alternatifs aient pu rencontrer quelques difficultés en raison des soubresauts sur le marché de l’électricité a suffi pour amener la CRE à tout changer. Non par pour réfléchir à l’élaboration d’un système plus résilient. Non pas pour se dire qu’il serait peut-être temps de faire le ménage chez les distributeurs, qui n’offraient pas toutes les garanties pour participer à la sécurité du système électrique. Non pas pour s’interroger sur les moyens à mettre en œuvre pour mener de façon concertée la transition énergétique. Sa seule préoccupation est de pouvoir afficher que des concurrents prennent des parts de marché à EDF, quitte à pénaliser celui-ci et à lui interdire de faire bénéficier ses clients de prix pouvant être inférieurs à ceux du marché. L’efficacité est pourtant le fondement même de la théorie de la concurrence.
Puisque les distributeurs alternatifs rencontraient des difficultés et étaient rationnés dans leur accès à l’électricité nucléaire, la distribution d’EDF devait être placée dans les mêmes conditions et ne plus pouvoir s’approvisionner directement auprès de la production du groupe. Qu’importe que les prix augmentent pour les clients d’EDF. Cela permettrait de garantir à tous ses concurrents de pouvoir survivre grâce à des prix plus élevés. Curieuse conception de la concurrence qui revient non pas à primer le plus bas prix et l’efficacité, mais de soutenir artificiellement, par des hausses de prix réglementés, des rivaux par ailleurs déjà largement subventionnés.
Est-ce cette conception que défend le premier ministre Édouard Philippe quand il fait l’éloge de la concurrence ? En tout cas, si une telle évolution demandée par la CRE était avalisée, elle risque de fâcher encore un peu plus les Français avec la concurrence. La fameuse « libéralisation » pour eux est devenue synonyme de renchérissement continu des prix et de dégradation des services.
Les calculs biaisés des augmentations
Dans sa grande créativité, la CRE ne s’est pas arrêtée là. Après avoir introduit l’influence du marché dans les tarifs réglementés – qui officiellement ont été créés pour éviter les fluctuations de marché –, il fallait bien en évaluer le montant. Se basant sur le seul incident des derniers mois – le premier en dix années de fonctionnement –, l’autorité de régulation a statué que ce dysfonctionnement, peut-être passager, devenait la norme : à l’avenir, la demande des fournisseurs à avoir accès à l’électricité nucléaire produite par EDF est appelée, selon la CRE, à être structurellement supérieure à l’offre de 100 TWh prévue dans la loi.
C’est sur cette seule base, et à partir des prévisions de demande des fournisseurs alternatifs pour l’année 2019, que la CRE a établi que 25 % de la part des tarifs réglementés devait refléter les prix de marché. Une méthode de calcul vigoureusement contestée par l’Autorité de la concurrence : « Ce taux de 25 % n’est fondé que sur une prévision des demandeurs eux-mêmes, effectuée fin 2018 pour l’année 2019 », relève-t-elle. « Cette méthode de l’écrêtement de la ressource en nucléaire historique […] aurait pour effet de soumettre les ménages à la volatilité des prix de marché au même moment où la protection apportée par les tarifs contre cette volatilité serait la plus nécessaire », poursuit-elle.
Qu’arrive-t-il si les prévisions se révèlent fausses ? Si comme par le passé le prix des marchés de gros redevient inférieur à celui proposé par EDF ? Les clients auront-ils le droit de se faire rembourser le trop-perçu ? La CRE ne nous a pas répondu. Cette seule disposition représente un coût supplémentaire de 1,4 euro par MWh, dit le régulateur.
À cela, il faut ajouter enfin la prise en compte des prix de marché dans le calcul des tarifs. Là encore, l’autorité de régulation s’est surpassée. Elle aurait pu prendre comme référence la moyenne annuelle des cours sur le marché de gros de l’électricité, ou lisser les cours. Eh bien, non ! La CRE a choisi de prendre uniquement pour référence la période la plus défavorable, celle où les cours ont explosé pendant un mois, en raison de la chute des capacités des renouvelables.
Les 25 % théoriques d’approvisionnement en électricité censés être au prix de marché se trouvent donc facturés sur la base de 60 euros/MWh (référence graphique tout en haut à droite). Depuis, les tensions sur les marchés de l’électricité ont disparu. Au cours des 15 derniers jours, le prix du MWh en période de pointe – c’est-à-dire le moment où la demande est censée être la plus forte – oscille entre 5,75 et 46,11 euros.
Interrogée sur les raisons de ce choix, sur sa méthodologie, la CRE ne nous a pas répondu. Il y a pourtant quelques motifs à s’interroger sur les méthodes de l’autorité de régulation, au vu de ce qui s’est passé sur les prix du gaz. Là aussi, le calcul du tarif réglementé était établi à partir de formules discutables, très déconnectées des prix mondiaux du gaz. Se sont ensuivies des hausses spectaculaires plusieurs années de suite, notamment après la privatisation de GDF : plus 60 % en cinq ans ! Après plusieurs années de déni, la CRE a finalement fait auditer sa formule par des experts. Ceux-ci ont statué que la formule retenue par la CRE entraînait un « surcoût injustifié de 30 % » pour les clients.
La CRE ne s’est pas excusée et a encore moins demandé que le trop-perçu soit remboursé aux clients. Elle a discrètement changé sa formule, mais à partir des prix antérieurs : la référence de prix était acquise. Il convenait de ne pas y revenir.
Tout se met en place pour que le même procédé, systématiquement défavorable aux clients, s’installe sur les tarifs de l’électricité. La CRE elle-même a calculé que le prix de marché qu’elle a pris comme référence (60 euros le MWh) se traduit par une hausse de 3,6 euros par MWh, qui viennent s’ajouter aux 3,3 euros après l’interdiction faite à EDF d’avoir accès à sa propre électricité produite, et au 1,4 euro lié au 25 % d’approvisionnement sur le marché. Soit les 8,3 euros d’augmentation annoncés.
Forte de ses convictions – discutables – et de ses calculs biaisés, la CRE n’a aucune difficulté à repasser la totalité de l’addition aux clients finaux. « Bien qu’elle ne soit pas en mesure de vérifier ce chiffre, faute de disposer de la méthode de calcul utilisée, l’Autorité [de la concurrence – ndlr] a noté que plusieurs intervenants, dont la CRE et la DGEC [direction générale de l’énergie et du climat – ndlr], ont indiqué, que selon eux, la charge supplémentaire pour les bénéficiaires des tarifs réglementés serait supérieure à un demi-milliard d’euros en 2019 », indique l’avis de l’Autorité de la concurrence.
Selon des connaisseurs du marché de l’électricité, la facture supplémentaire pour les ménages pourrait s’élever de 600 millions à 1 milliard d’euros. Pour les entreprises et artisans, cela dépasserait largement le milliard d’euros. Ce serait un facteur supplémentaire de dégradation de la compétitivité de l’économie française.
Alors que le prix de l’électricité en France était jusqu’alors un élément de l’attractivité, la CRE sape sans vergogne cette base, pour le seul bénéfice de quelques fournisseurs. Car ce sont eux qui seront les grands gagnants de cette transformation. Par ces transformations et ces calculs, la CRE leur assure, sans effort, leurs marges, une augmentation de leurs résultats et de leurs dividendes. Le tout bien évidemment sans contrepartie.
EDF figure aussi parmi les grands gagnants. Mais s’il s’agit par ce biais de renflouer le groupe public, il serait préférable au préalable de mener une opération vérité sur ses aventures financières, sur le coût réel et toujours caché du nucléaire, plutôt que de passer en catimini des hausses sur les tarifs.
Le diktat de la CRE
En plein « grand débat » sur le pouvoir d’achat et les inégalités, la CRE a naturellement mesuré que sa « révolution » tarifaire risquait de poser problème. Même si l’opinion publique se focalisait plus sur les seules hausses que sur les transferts vers le privé induits par ses changements de méthode, le gouvernement pourrait avoir quelque difficulté à faire avaler l’addition.
Alors, la CRE a prévu un mécanisme censé être imparable. Comme dans les contrats de concession autoroutiers, elle a inclus une clause de rattrapage exorbitante, si jamais le gouvernement différait sa décision ou décidait d’un gel. Par le passé, les fournisseurs alternatifs se sont déjà tournés vers le Conseil d’État pour contester un gel des tarifs décidé par le gouvernement et l’ont emporté.
Faisant partir le compte à rebours dès le 1er janvier, bien qu’elle n’ait rendu publique sa décision que le 7 février, la CRE a établi des modes de calcul dissuasifs. Plus le gouvernement diffère à accepter les tarifs fixés par la CRE, plus l’addition s’alourdit. Ainsi, au 1er mars, le régulateur considère qu’il y a déjà un manque à gagner de 1,1 euro par MWh et que cela doit se traduire par une augmentation supplémentaire de 0,6 %. Si le gouvernement n’entérine pas la hausse des tarifs réglementés le 1er juin, l’augmentation supplémentaire sera de 1,1 %. Et si c’est au 1er août, elle sera de 1,5 %, venant naturellement s’ajouter au reste.
Comment la CRE a-t-elle établi ces estimations ? Peuvent-elles être révisées si le marché de gros de l’électricité continue de baisser, comme actuellement ? La CRE n’a apporté aucun élément de réponse à ces questions.
Vers le grand transfert de la rente nucléaire publique vers quelques fournisseurs privés
Pourquoi les interlocuteurs rencontrés ont-ils toujours un sourire en coin lorsqu’est évoquée devant eux l’indépendance de la CRE ? Présidée par un ancien préfet, Jean-François Carenco, celle-ci est plus vue comme une courroie de transmission des volontés de « libéralisation » du gouvernement que comme une vraie instance de régulation. Pour les connaisseurs de dossier, jamais la CRE n’aurait osé faire un tel coup de force réglementaire, si elle n’avait pas eu le feu vert au sommet de l’État.
« Les changements que veut imposer la CRE, que ce soit en interdisant à EDF d’avoir accès à sa propre production électrique, la décision de priver les ménages de tarifs stables liés à la rente nucléaire et de les exposer à la volatilité des prix de marché s’inscrivent dans le grand projet de transformation d’EDF visant à en finir avec le service public de l’électricité », nous assure un responsable d’EDF.
À l’intérieur comme à l’extérieur du groupe public, beaucoup ont remarqué que la décision de la CRE, prise dans la plus grande discrétion, est arrivée au moment même où Emmanuel Macron a décidé, là aussi dans la plus grande discrétion, de reconduire Jean-Bernard Lévy à la tête d’EDF pour un second mandat de quatre ans. Il est vrai que de l’aventure d’Hinkley Point, projet voulu par Emmanuel Macron lorsqu’il était ministre de l’économie, à la reprise des vestiges d’Areva, aux engagements financiers non chiffrés pour soutenir la filière nucléaire, le président d’EDF a toujours été un parfait exécutant.
Pour son nouveau mandat, Jean-Bernard Lévy a une lettre de mission volontairement des plus floues. Il lui est demandé de réfléchir à une réorganisation du groupe et à une évolution des structures d’ici à la fin de l’année. « La commande a été passée lors du discours d’Emmanuel Macron sur la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) [le 27 novembre – ndlr]. Mais il n’y avait aucune demande en interne. Il serait question d’une holding commune avec la scission des filiales comme les énergies renouvelables ou la distribution. Mais on ne sait rien de précis », rapporte Jean-Luc Magnaval. « Mais s’il s’agit de démantèlement ou de casser le service public, pas question », dit-il. « Nous tenons à un modèle intégré tel qu’il existe à EDF aujourd’hui », rajoute Force ouvrière.
Selon nos informations, les salariés ont toutes les raisons d’être inquiets. L’État aurait en tête de renationaliser EDF, ce qui lui permettrait d’avoir la main sur tout le nucléaire. Par la suite, les filiales les plus profitables, énergies renouvelables (EDF ER), gestion d’énergie (Dalkia), la distribution et autres, seraient vendues ou cotées en bourse. Le parc nucléaire, lui, resterait à 100 % nationalisé, l’État étant le seul à pouvoir offrir les garanties suffisantes pour assumer les risques – surtout depuis Fukushima – et la fin de vie du parc.
Cette entité fonctionnerait comme un centre de production centralisé fournissant de l’électricité à tous les fournisseurs, dans les mêmes conditions. Les services de distribution d’EDF seraient traités de la même façon que les autres. Ainsi, fin du service public, désintégration d’EDF. La rente nucléaire ne profiterait plus à l’ensemble de l’économie, aux entreprises, aux ménages, mais serait mise à la disposition de quelques fournisseurs privés. L’État ne saurait garder une rente publique, en faire bénéficier l’ensemble de pays et s’en servir pour financer la transition écologique.
Naturellement, ce grand transfert de rente vers le privé serait sans contrepartie, sans engagement ni d’investir dans des productions renouvelables, ni d’assurer la sécurité énergétique du pays, ni d’assumer une partie des coûts du nucléaire. La facture cachée depuis si longtemps du nucléaire, les désastres financiers de l’ensemble de la filière, le prix exorbitant des démantèlements à venir qu’il faudra bien mener, la gestion des déchets, l’État assumera. Ou plus exactement, il saura retrouver les contribuables en temps voulu.
Si tel est le projet, comment le gouvernement le justifiera-t-il cette fois-ci ? Des autoroutes à Aéroport de Paris, en passant par les hôpitaux, la SNCF et maintenant EDF – la liste est non exhaustive –, quel est le sens de cette politique qui conduit à la destruction systématique des services et des biens publics, à la perte de compétitivité de l’économie et des entreprises, à l’appauvrissement des finances publiques et des ménages, sans donner les moyens de financer son avenir ?
Par Martine Orange, publié le 11 mars 2019
https://www.mediapart.fr/journal/france/070319/electricite-vers-le-transfert-de-la-rente-nucleaire-publique-au-prive-0?onglet=full
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