COMMENT LE PATRON D’EDF VEUT SCINDER SON GROUPE EN DEUX ET LE PRIVATISER EN PARTIE

Le projet, voulu par l’Élysée, prévoit de créer un EDF « bleu », qui s’occupera du nucléaire, et un EDF « vert », pour la fourniture d’électricité aux particuliers et aux entreprises.

C’est un plan historique que doit présenter, jeudi 20 juin en matinée, le PDG d’EDF, Jean-Bernard Lévy, aux syndicats du groupe : un gigantesque chantier, surnommé « Hercule » en interne, qui consiste à transformer complètement l’électricien créé en 1946 sur les bases du programme du Conseil national de la Résistance.

Le projet suscite de nombreuses interrogations chez les représentants des salariés mais aussi chez les cadres, tant il est complexe. Face aux élus syndicaux, M. Lévy devait reprendre la présentation qu’il a déjà faite devant les principaux dirigeants de l’entreprise, début juin. Au programme : le découpage d’EDF en deux entités distinctes, un EDF « bleu » et un « vert ».

La maison mère EDF continuerait d’exister et serait totalement détenue par l’État (alors qu’il en possède aujourd’hui 83 %). Elle serait propriétaire à 100 % de la filiale « bleue », alors que la filiale « verte » verrait son capital ouvert au privé.

Faire face au défi du financement du nucléaire

« EDF bleu » rassemblerait l’ensemble du nucléaire de la société : l’exploitation des 19 centrales existantes, les projets de nouvelles centrales en France et à l’étranger mais aussi Framatome, rattachée à l’énergéticien et détenue en partie par des investisseurs privés. On trouverait, dans ce même ensemble, les centrales hydroélectriques opérées par EDF, soit la quasi-totalité des barrages français, ainsi que RTE, le Réseau de transport d’électricité, détenu à 50,1 % par le groupe.

« EDF vert » regrouperait la branche commerce, qui fournit l’électricité aux particuliers et aux entreprises, mais aussi les activités dans les énergies renouvelables, hors l’hydroélectricité. Cet ensemble serait renforcé par le distributeur Enedis (ex-ERDF), aujourd’hui propriété à 100 % d’EDF, et par la filiale consacrée aux services, Dalkia.

Cette réforme d’ampleur, voulue par Emmanuel Macron et aujourd’hui portée par la direction de l’énergéticien, est présentée comme une solution permettant à celui-ci de faire face au défi du financement du nucléaire. Le parc français est vieillissant et nécessite plusieurs dizaines de milliards d’euros d’investissement, alors qu’EDF est plombée par une dette de 33 milliards d’euros.

D’autant que l’arrivée de la concurrence, qui s’est accélérée ces dernières années, a un double impact sur le groupe. D’abord, l’électricien perd 100 000 clients par mois en moyenne depuis plus de deux ans, ce qui représente une baisse importante de revenus. Mais surtout, pour favoriser la mise en place de la concurrence, un dispositif appelé Arenh (accès régulé à l’électricité nucléaire historique) oblige EDF à vendre une partie de sa production nucléaire à un prix fixe. Ce dispositif est considéré comme un « péril mortel » par les dirigeants de l’entreprise, qui estiment qu’il revient à subventionner ses concurrents, qui eux n’ont pas à investir dans le parc nucléaire.

Le calendrier se précise

C’est le point-clé qui incite la direction d’EDF à travailler sur cette nouvelle structure : de la régulation du nucléaire actuel, et futur, dépend l’avenir de la compagnie. Le sujet a d’ailleurs occasionné une récente passe d’armes sur Twitter entre Jean-Bernard Lévy et Patrick Pouyanné, le patron de Total.

Quel rapport entre la répartition de la rente nucléaire et la structure de l’électricien ? La réponse est en partie à chercher à Bruxelles. Le mécanisme de l’Arenh, qui doit prendre fin en 2025, avait été créé sous le gouvernement Fillon, en 2011, pour convaincre la Commission européenne que le marché français de l’électricité était ouvert et ne se trouvait pas totalement sous la coupe d’EDF. En échange de l’Arenh, la France pouvait conserver dans la même structure la production d’électricité et la fourniture aux particuliers.

En séparant les activités d’EDF producteur et d’EDF fournisseur d’électricité, les partisans de ce grand chamboule-tout espèrent convaincre la future Commission européenne que l’énergéticien français se plie aux règles européennes. Ce chantier a ainsi pour objectif de permettre à l’État français de soutenir le choix nucléaire d’EDF, aussi bien pour prolonger les centrales existantes que pour la construction de futurs réacteurs EPR.

Le groupe et l’exécutif doivent échanger dès cet été pour défendre ensuite leur cause devant la nouvelle Commission en décembre.

De fait, selon nos informations, le calendrier se précise : le groupe et l’exécutif doivent échanger dès cet été pour arriver en septembre ou en octobre à une position commune. Et défendre ensuite leur cause devant la nouvelle Commission européenne en décembre.

Pour les concurrents d’EDF, la séparation du nucléaire et des activités de commercialisation serait plutôt une bonne nouvelle. Le patron de Total, Patrick Pouyanné, s’est déjà prononcé publiquement pour une telle opération.

Mais en l’état actuel des choses, ce projet semble très peu réaliste. D’abord, il suscite une opposition résolue des syndicats, qui ont publié un communiqué commun (CGT-CGC-FO-CFDT), lundi 17 juin, pour dénoncer la « désintégration-privatisation » du groupe.

Surtout, ce plan ne semble pas pouvoir recueillir, en l’état, l’assentiment d’une Commission qui estime depuis des années que la France ne joue pas le jeu européen de la concurrence et surprotège EDF. La liste des sujets potentiels de conflit avec Bruxelles est longue : comment faire accepter la nationalisation de plus de 80 % de la production d’électricité côté « EDF bleu » ? La France serait un cas unique en Europe, où le marché concurrentiel de production de l’électricité serait réduit à la portion congrue – et pour longtemps.

Un immense défi politique

La France devrait, en échange, donner de sérieux gages à la Commission. « Mais ajouter les barrages dans cet ensemble nationalisé relève de la provocation : voilà près de dix ans que la France s’est engagée à ouvrir le marché à la concurrence, elle a été mise en demeure à ce sujet. Revenir en arrière, c’est se décrédibiliser ! », relève un bon connaisseur de l’entreprise.

L’ensemble « EDF vert » pose aussi un certain nombre de questions : quelle sera la cohérence de ce groupe aux activités hétéroclites ? La branche commerce, qui vend les contrats de fourniture d’électricité, aura le plus grand mal à survivre sans être rattachée à la production et risque de se retrouver écrasée par la concurrence. Les syndicats s’inquiètent déjà du sort des 8 500 salariés de cette activité.

« Macron va être accusé de nationaliser les pertes et privatiser les bénéfices »

Enfin, le défi politique apparaît immense. Cette transformation du statut devra nécessairement passer par une loi. Or, le débat sur la privatisation du Groupe ADP (ex-Aéroports de Paris) illustre la sensibilité de l’opinion et des parlementaires à ce type de sujet. « Et ADP, c’est un sujet minuscule comparé à EDF », s’alarme un patron du secteur, qui estime que « Macron va être accusé de nationaliser les pertes et privatiser les bénéfices ».

Le caractère explosif du schéma présenté amène certains acteurs à se demander s’il ne s’agit pas d’un ballon d’essai pour obtenir autre chose. « Est-ce que ce n’est pas un scénario à la noix pour énerver tout le monde et sortir du chapeau un autre modèle ? », s’interroge un syndicaliste prudent, qui rappelle que la priorité de Jean-Bernard Lévy, c’est d’abord d’obtenir de l’exécutif des engagements sur la rente nucléaire actuelle et sur la construction de nouveaux réacteurs en France. Une décision qui, elle, ne devrait pas être prise avant mi-2021.

Par Nabil Waki, publié le 19 juin à 17h02, mis à jour le 20 juin à 06h50

https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/06/19/comment-le-patron-d-edf-veut-scinder-son-groupe-en-deux-et-le-privatiser-en-partie_5478619_3234.html