À NANCY, LE SECOND SOUFFLE DE LA LUTTE CONTRE LA « POUBELLE NUCLÉAIRE »

En dépit d’un dispositif policier d’ampleur, de nombreux contrôles et des déclarations dissuasives du préfet de Meurthe-et-Moselle, près de 3.000 citoyens ont manifesté à Nancy, samedi. Sans incident notoire, ils ont dit non à la démesure du projet Cigéo à Bure, où 99 % de la radioactivité produite en France pourrait être enfouie à 500 mètres sous terre.

Nancy (Meurthe-et-Moselle), reportage­

« Nancy en état de siège. »

La Une de L’Est Républicain est on ne peut plus explicite, le samedi 28 septembre. Pour éviter la grande mobilisation antinucléaire baptisée Vent de Bure, « banques et commerces se barricadent », annonce le quotidien lorrain appartenant au Crédit Mutuel. Cinq double pages consacrées à la mort de Jacques Chirac plus loin, et le préfet de Meurthe-et-Moselle, Éric Freysselinard, annonce avoir « mis le paquet », soit 500 fonctionnaires de police et militaires mobilisés, pour contenir les « débordements d’extrémistes », de « black blocs aguerris » et autres « éléments perturbateurs, agressifs et violents ».

500 fonctionnaires de police et militaires ont été mobilisés pour cette manifestation. « On a mis le paquet », avait annoncé, dans la presse, le préfet de Meurthe-et-Moselle.

Sur place, toutefois, l’ambiance est à la fête. « Oh que voilà une belle manifestation colorée, pacifiste, pleine d’espoir et de vie ! » Au micro, Claude Kaiser, opposant depuis 25 ans au projet de poubelle nucléaire qui tente d’atterrir en Meuse, s’égosille et fait trembler les enceintes de la camionnette qui fend la foule de manifestants. De nombreux curieux observent ce cortège festif, où les Gilets jaunes côtoient les masques de hiboux, depuis le balcon de leur HLM ou de leur maison Art Nouveau — emblème de l’architecture nancéienne. L’ancien adjoint au maire de Menil-le-Horgne (près de Bure) les interpelle au micro : « Vous, à vos fenêtres, c’est vous qui allez recevoir le nuage radioactif quand les premiers déchets nucléaires vont arriver à Bure ! C’est même pas nous, en Meuse ! Nancéiens, Nancéiennes, on est là pour vous sauver ! » Et la foule de reprendre en chœur : « Ne nous regardez pas, rejoignez-nous ! » Ou encore : « On est plus chaud, plus chaud que Cigéo ! »

 Les hiboux de Bure côtoient les nombreux Gilets jaunes venus de toute la région et de toute la France.

« Ah bon ! Les gens manifestent à Nancy contre l’arrivée de déchets nucléaires qui seront stockés… en Meuse et… pas avant 15 ans ! »

Adeline [1] passait là par hasard avec son copain. Cette étudiante en deuxième année de Science et technologie des aliments d’un lycée agricole, légèrement paniquée, surtout paumée au milieu des manifestants, « parce que toute la ville est bloquée », nous demande l’objet de tout ce remue-ménage. Pédagogues, nous tentons un bref résumé de la démesure du projet Cigéo : 99 % de la radioactivité produite en France qui pourrait être concentrée dans 265 kilomètres de galeries — plus grandes que le métro parisien — creusées dans l’argile à 500 mètres sous terre pour les milliers d’années à venir dans un village meusien de 84 habitants. Ses yeux s’écarquillent. « Ah bon ! digère-t-elle. Les gens manifestent à Nancy contre l’arrivée de déchets nucléaires qui seront stockés… en Meuse et… pas avant 15 ans ! »

« Si l’objectif de la préfecture, derrière cette débauche sécuritaire, était de nous mettre à dos la population et de faire passer notre message au second plan, c’est réussi ! » constate amèrement un militant écologiste local. « Tout un territoire, lorrain et même national, est concerné par Cigéo. On comprend que les gens ne s’approprient pas toujours le sujet. L’industrie du nucléaire est opaque, la radioactivité invisible. C’est pourquoi on a voulu la rendre visible, palpable », dit Juliette Geoffroy. Le Collectif contre l’enfouissement des déchets radioactifs (Cedra), dont elle est la porte-parole, est à l’origine de ce Vent de Bure, aux côtés de nombreux habitants de Nancy et de dizaines d’organisations, associations et personnalités publiques. Plus tôt dans la journée, quelques dizaines de personnes ont symbolisé une catastrophe nucléaire en s’allongeant par terre au même moment en plein milieu d’un rond-point en vieille-ville.

En vieille ville, quelques dizaines de personnes ont symbolisé une catastrophe nucléaire en tombant par terre au même moment en plein milieu d’un rond-point.

« L’Andra doit répondre aux questions autour desquelles elle entretient le flou depuis des années »

Manière de rappeler que la métropole la plus proche de Bure — 60 kilomètres à vol d’oiseau — ne serait pas épargnée par les risques d’explosions, incendies, contaminations radioactives si les premiers colis de déchets radioactifs de moyenne et de haute activité à vie longue étaient stockés en 2035 comme le prévoit l’Agence nationale des déchets radioactifs (Andra). Pour tenir ce calendrier, il faudrait que le creusement des galeries commence d’ici 2022 et que l’Andra dépose, dans les mois prochains, son dossier de déclaration d’utilité publique ainsi que sa demande d’autorisation de création (DAC) du centre de stockage. L’Autorité de sureté nucléaire lui a demandé de revoir sa copie après avoir émis une « réserve » concernant les déchets bitumineux, particulièrement inflammables.

« Cette DAC, c’est le document support de Cigéo, analyse Laure Barthélémy, salariée du Réseau Sortir du nucléaire. Ce seront certainement des milliers de pages à décortiquer. L’Andra doit clairement répondre aux questions autour desquelles elle entretient le flou depuis des années. Si de l’eau s’infiltre dans les galeries et qu’elle ressort contaminée, que va-t-elle en faire ? Par où va passer la voie ferrée qui va servir au transport des colis de déchets radioactifs ? Etc. L’instruction de la DAC pourrait prendre jusqu’à trois ans, mais il va se passer plein de choses entre temps… »

Entre 1 300 personnes (selon le préfet) et 3 000 personnes (selon les militants) ont participé à la manifestation à Nancy (Meurthe-et-Moselle), temps fort du mouvement Vent de Bure.

Raccordements au réseau énergétique, construction des routes et des accès au site, installation de trois transformateurs électriques « gros comme un terrain de foot chacun »… Certains des aménagements préalables à Cigéo ont commencé. Les travaux de réhabilitation de la voie de chemin de fer située dans une décharge de Gondrecourt-le-Château, par exemple, se sont terminés en juillet. Une plateforme multimodale, où seront acheminés matériel et colis radioactifs, devrait s’implanter là. Lors d’une conférence, la veille de la manif, animée par Laure Barthélémy et deux autres membres du groupe de travail « Bure juridique » qui se tenait à la faculté de Lettres de Nancy [2], une participante résumera la situation en une phrase : « En ce moment, l’Andra réalise des travaux pour préparer les travaux de construction de Cigéo qui ne sont pas autorisés. »

« Pour que le préfet ait l’air bête ! »

Retour à la manifestation. Un hélicoptère de la gendarmerie nationale survole le cortège. Nous peinons à trouver les « débordements d’extrémistes » tant redoutés par le préfet. Louis, 7 ans, y va fort, cependant, avec sa corne de brume. « Tu fais plus de bruit que les adultes ! », le félicite une manifestante. Louis est venu manifester en famille « pour le nucléaire, euh… contre le nucléaire ! »

« On a fait deux Marches pour le climat avant ça à Nancy et il y avait beaucoup plus d’enfants. Je pense que la com’ du préfet n’y est pas pour rien. Je comprends que ça ait pu rebuter des gens à l’idée de venir en famille », remarque Vincent, le papa, qui travaille dans le secteur médico-psychologique. Comme lui, Virginie, la maman, est touchée par la « casse du service public », dans l’Éducation nationale pour sa part. « Les enfants savent que ça peut dégénérer, reconnait-elle. On en a discuté avant, ils sont prévenus. Au moindre problème, on se met sur le côté et on se retire. » Mais les cinq membres de la petite famille n’espèrent qu’une chose : que la manif reste pacifique jusqu’au bout. « Pour que le préfet ait l’air bête ! »

 Louis, 7 ans, sa sœur, 9 ans, son frère, 14 ans, et ses parents en sont à leur troisième manifestation à Nancy. « Et notre première antinucléaire ! »

Gagné ! Hormis la vitrine d’un cabinet d’assurance brisée, aucun incident ne sera à déplorer. Le préfet en tirera un communiqué de presse victorieux : « Ce dispositif dissuasif a permis que la manifestation se déroule dans le calme, en dépit de la présence d’une cinquantaine de Black blocs ayant tenté d’attaquer des commerces lors du passage du cortège. » Le préfet évoquera la présence de 1.300 participants. Mais dans le cortège, Claude Kaiser s’époumone et annonce au micro que, « malgré le dispositif policier gigantesque et les nombreux copains bloqués à l’entrée de la ville, nous sommes plus de 3.000 ! »

 « Oh que voilà une belle manifestation colorée, pacifiste, pleine d’espoir et de vie ! » s’égosille Claude Kaiser, de l’Eodra, au micro.

Des contrôles de gendarmes mobiles armés de mitraillettes 70 km avant le point de rassemblement

« Ce matin, à Ligny-en-Barrois, à 70 kilomètres d’ici, il y avait déjà des gendarmes mobiles armés de mitraillettes, prêts à contrôler les voitures. Et sur la Nationale 4, il y avait des contrôles de police à chaque bretelle d’accès ! », témoigne Jean-Marc Fleury, « frère de lutte » de Claude Keiser au sein de l’association des élus opposés à l’enfouissement des déchets radioactifs (EODRA). Aucun des huit bus mis à disposition par les comités locaux de lutte contre l’Andra n’a été épargné par les contrôles d’identité des passagers. Passagers qui pouvaient être « fouillés par la police avant Nancy et pris en photo individuellement », comme le dénoncent les ZIRAdiéEs sur leur compte Twitter.

« Au café, ce matin, un client nous a prévenus de faire attention aux violents antinucléaires. Il lisait le Figaro ! » rigole Stéphane avec ses trois camarades venus de Grenoble, la veille, exprès pour vivre pleinement les temps forts de ce weekend d’ateliers, de fêtes et conférences. « Les commerçants m’avouent, quand je tracte dans leur boutique, que la préfecture leur a téléphoné pour leur conseiller de fermer pendant la manif. Le préfet brandit l’alliance entre les “radicaux de Bure” et les Gilets jaunes pour leur faire peur. En réalité, c’est lui qui semble avoir le plus peur de la convergence qui naît entre nos différentes luttes », dit Juliette Geoffroy, du Cedra.

Juliette et Marie du Collectif contre l’enfouissement des déchets radioactifs (Cedra).

« On a préféré venir là où ça craignait le plus en termes de répression pour faire masse »

« C’est le même système qui impose le nucléaire et qui fabrique des crève-la-faim. » Ida, 67 ans, fait partie de la quinzaine de Gilets jaunes de Commercy qui se réunissent encore trois fois par semaine. Elle a beaucoup hésité avant de venir à Nancy. « Au même moment, il y a une mobilisation régionale des Gilets jaunes à Forbach, dit-elle. Mais on a préféré venir là où ça craignait le plus en termes de répression pour faire masse. » D’autant que c’est à Nancy que, deux semaines plus tôt, avait lieu le rassemblement des Gilets jaunes du Grand-Est. La manifestation avait dégénéré. Les CRS avaient chargé. Une amie d’Ida, venue de Commercy également, « 70 kilos tout mouillés, s’était prise un coup de matraque en pleine tête sur le parcours autorisé ».

Ida, 67 ans, fait partie de la quinzaine de Gilets jaunes de Commercy, d’où est parti l’appel de l’Assemblée des assemblées, qui se réunissent encore trois fois par semaine.

Après avoir défilé trois bonnes heures dans les rues de Nancy -– en évitant soigneusement la Place Stanislas et quelques hauts lieux touristiques sous peine d’écoper d’une amende de 135 euros -–, nous revoilà au cours Léopold, point de départ et d’arrivée de la manifestation. Alors que le procureur de la République adjoint avait pris soin d’annoncer, en avance, dans L’Est Républicain toujours, la couleur des peines encourues par les hordes de casseurs imaginaires -– « de la prison ferme assortie d’un mandat de dépôt » -–, l’« audience spéciale » qu’il avait prévue au tribunal ce lundi ne va pas avoir lieu : personne n’a été arrêté. Marie du Cedra en tire une conclusion politique : « On sait que les consignes prises contre notre mouvement émanent de l’État, puisque Cigéo est un appareil d’État indissociable de l’industrie nucléaire. »

Le défilé durera trois bonnes heures. La place Stanislas et quelques hauts lieux touristiques seront interdits d’accès, sous peine pour les manifestants d’écoper d’une amende de 135 euros.

À la suite des dégradations de l’hôtel-restaurant de l’Andra en juin 2017, une vague de répression judiciaire s’est abattue sur les opposants au projet de poubelle nucléaire et à son monde. Neuf personnes sont mises en examen pour association de malfaiteurs et n’ont pas le droit d’entrer en contact les unes avec les autres. Des dizaines de procès pour dégradations, outrages à agents, entrave aux travaux publics ont suivi. Sans parler des interdictions de sortie, perquisitions, réquisitions, mises sur écoute, contrôles d’identité quotidiens à Bure. Ce harcèlement auquel se livrent les autorités publiques – et dénoncé par la LDH -– a essoufflé, fragilisé le mouvement ces deux dernières années. Un des « malfaiteurs » de Bure a récemment été arrêté et placé quatre mois en détention provisoire au centre pénitentiaire de Nancy-Maxéville pour non-respect de son contrôle judiciaire. Il avait participé, en juillet dernier, à la dernière brève réoccupation du bois Lejuc, cette parcelle de forêt située entre Bure et Mandres-en-Barrois que l’Andra voudrait défricher en vue des travaux de construction de Cigéo.

Ce Vent de Bure avait donc également pour objectif de souffler sur les braises d’une lutte qui ne demande qu’à être ravivée. « D’autant que les travaux préparatoires de l’Andra ont commencé un peu partout sur le territoire, rappelle Laure Barthélémy, du Réseau Sortir du Nucléaire. Ils sont encore invisibles pour l’instant. Pour les bloquer, il faut poursuivre l’articulation entre un travail de veille juridique citoyenne pour rechercher tout ce qui pourrait s’avérer illégal dans la procédure et une présence sur le terrain très forte. »

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Par Franck Dépretz (Reporterre), publié le 30 septembre 2019

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