«DÉPENSES MILITAIRES MONDIALES: QUEL SENS A ENCORE CE GASPILLAGE?»

Il y a 40 ans débutait la crise des euromissiles. Malgré quelques apaisements suscités par la fin de la Guerre froide, les dépenses militaires mondiales sont reparties à la hausse depuis deux ans.

Le 12 décembre 1979 débutait « la crise des euromissiles », par la célèbre « double décision » de l’Otan. Elle prévoyait d’une part, l’installation de fusées nucléaires Pershing II en Allemagne, et de missiles de croisière nucléaires dans cinq pays : Allemagne, Italie, Angleterre, Pays-Bas et Belgique. D’autre part, elle prévoyait des discussions avec les Soviétiques afin de tenter de négocier le retrait de leurs missiles nucléaires SS-20, déployés depuis fin 1977 en direction des pays européens.

Cette riposte face aux Soviétiques était dans la logique du contexte de la guerre froide et de la course aux armements que se livraient les deux blocs antagonistes depuis 1945.

Les Américains ont fabriqué les premiers l’arme nucléaire en 1945. Les Soviétiques les ont suivis en 1949. Les États-Unis ont poursuivi cette course en tête jusqu’à détenir, 30.000 têtes nucléaires en 1965, contre 5.000 pour l’URSS. Mais avec 25.000 ogives nucléaires en 1979, les Soviétiques arrivèrent à l’équilibre avec les Américains, ces derniers ayant diminué quelque peu leur stock.

Les négociations avec les Soviétiques, commencèrent à Genève en octobre 1980. L’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques fin 1979 et l’élection à la présidence des États-Unis en novembre 1980 de Ronald Reagan, un faucon bien déterminé à s’opposer fermement à l’URSS, ne permirent aucune avancée

Des gouvernements en difficulté

La « double décision » de l’Otan provoqua d’intenses tensions politiques en Europe. En Belgique par exemple, le 8 décembre 1979, les délégués du Parti socialiste ont voté à 95 % contre l’installation des euromissiles, désavouant le ministre belge des Affaires étrangères, Henri Simonet, lui aussi socialiste mais favorable à la double décision.

En novembre 1983 les Soviétiques quittèrent les négociations de Genève, lorsque les Américains commencèrent à installer les premiers euromissiles. Les Pershing II arrivèrent en Allemagne à partir de novembre 1983 et les missiles de croisière à partir de novembre 1983 en Angleterre et mars 1984 en Italie.

Le gouvernement belge décida le 15 mars 1985, sous la pression des autres pays de l’Otan, d’accepter le déploiement des seize premiers missiles de croisière. Dès le lendemain, ils furent installés sur la base de Florennes.

Aux Pays-Bas, la Chambre des députés vota en novembre 1985 l’acceptation du déploiement de 48 missiles de croisière sur leur sol. Un traité avec les Américains fut accepté par le Parlement néerlandais en février 1986, prévoyant l’installation des missiles de croisière en 1988. Finalement, aucun missile de croisière ne fut installé sur le sol des Pays-Bas.

D’immenses manifestations pacifistes

Dans les cinq pays directement concernés, d’importantes manifestations furent organisées entre 1979 et 1985 contre l’installation des euromissiles, guidées par la peur d’une guerre nucléaire.

En décembre 1979, la première manifestation rassembla 40.000 personnes à Bruxelles. Deux ans plus tard, en octobre et novembre 1981 les manifestants étaient 400.000 à Amsterdam, 300.000 à Bonn, 200.000 à Londres, 200.000 à Bruxelles et 100.000 à Rome.

En octobre 1983, les manifestations réunirent encore plus de protestataires. En Allemagne ils étaient plus de 1,3 millions : 450.000 dans la capitale à Bonn, 300.000 à Hambourg, 300.000 à Stuttgart et 150.000 à Berlin-ouest. Et dans les autres pays la mobilisation augmentait aussi : 600.000 manifestants à Rome, 400.000 à Bruxelles et 300.000 à Londres.

En 1985, aux Pays-Bas, une pétition contre l’installation des euromissiles recueillit 3,7 millions de signatures, soit un quart de la population néerlandaise. En octobre 1985 de nouvelles manifestations furent organisées dont celle de Bruxelles qui rassembla 200.000 manifestants.

L’année 1985 marqua la fin des grandes manifestations parce qu’un évènement majeur se produisit à Moscou, changeant entièrement le contexte international.

L’ouverture d’une nouvelle ère

L’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev à la tête de l’URSS le 11 mars 1985 fut le déclencheur d’une nouvelle période dans les relations internationales. Deux sommets historiques eurent lieu entre le président américain Ronald Reagan et le nouveau Secrétaire général soviétique Mikaïl Gorbatchev, en novembre 1985 à Genève, et fin décembre 1986 à Reykjavik en Islande. Le thème principal de leurs discussions était le désarmement de l’ensemble des armes nucléaires. Mais les ambitions affichées ne permirent pas d’aboutir aussi vite à un accord et le sommet de Reykjavik fut considéré comme un échec.

Par la suite, un accord put être conclu sur la question spécifique des euromissiles, aboutissant le 8 décembre 1987 à la signature à Washington du traité d’interdiction des Forces nucléaires intermédiaires, incluant les euromissiles américains et les SS-20 soviétiques ainsi que toutes les armes nucléaires d’une portée comprise entre 500 à 5.500 kilomètres, qui furent retirées et détruites par la suite.

Des discussions purent aboutir dans les années 90 à des réductions importantes des armes nucléaires stratégiques à longue portée, détenues par les États-Unis et l’URSS. En 1985, Américains et Soviétiques disposaient ensemble de plus de 65.000 armes nucléaires. Depuis cette date, leur nombre a continuellement baissé pour atteindre aujourd’hui 12.500 têtes nucléaires.

Une évolution récente paradoxale

Mais depuis 1985, de nouveaux pays ont eux-aussi acquis l’arme atomique (Israël, Inde, Pakistan, Corée du Nord) ou tentent de l’obtenir, comme l’Iran.

Certains s’inquiètent aussi en ce moment de la reprise de programmes de développement de nouvelles armes nucléaires aux États-Unis et en Russie.

En août 2019, les États-Unis et la Russie ont mis fin au traité sur les Forces nucléaires intermédiaires, signé à Washington en 1987. Le 4 novembre 2019, Mikhaïl Gorbatchev a estimé que les récentes dégradations des relations entre la Russie et l’Occident devenaient fort dangereuses. « Aussi longtemps qu’il existera des armes nucléaires, le danger sera colossal. Toutes les nations devraient déclarer que les armes nucléaires devraient être détruites. Cela permettrait de nous sauver, nous et notre planète » a-t-il indiqué.

Plusieurs spécialistes ont néanmoins relativisé les dangers. Une nouvelle course aux armements nucléaire est peu probable, voire impossible. Notamment parce que la Russie n’en a plus les moyens : son Produit intérieur brut (PIB) est 12 fois moindre que celui des États-Unis, et est du même niveau que celui du Canada. Mais la Russie consacre 3,7 % de son PIB aux dépenses militaires, contre 1,25 % au Canada. Le budget de la défense russe est du même niveau que celui de la France qui y consacre 2,3 % de son PIB.

Mais globalement, les dépenses militaires mondiales sont reparties à la hausse depuis deux ans surtout suite à l’augmentation des budgets de défense aux États-Unis et en Chine. Les dépenses militaires mondiales sont estimées actuellement à environ 1.800 milliards de dollars, représentant 2,1 % du produit intérieur brut mondial. (NDLR : et on nous dit qu’il n’y a pas assez d’argent pour accélérer la transition énergétique ! De qui se moque-t-on ?)

Quel sens a encore ce gaspillage aujourd’hui face à la prise de conscience de la réalité des vraies menaces ? Ne serait-il pas davantage utile pour la sécurité internationale de consacrer des moyens financiers par exemple à la lutte contre le réchauffement climatique ou pour contribuer à accélérer le développement de l’Afrique ?

Par Bernard Adam, directeur du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (Grip) de 1979 à 2010, publié le 5/12/2019 à 13h22

Photo en titre : Dans les années 80, des manifestations monstres eurent lieu contre le déploiement de missiles en Europe. – R. Marton.

https://plus.lesoir.be/264976/article/2019-12-05/depenses-militaires-mondiales-quel-sens-encore-ce-gaspillage