DÉFENSE: LE BUDGET DES ARMÉES SURVIVRA-T-IL AU CORONAVIRUS?

Le chef d’état-major et les industriels font part de leurs craintes et de leurs souhaits. Avec l’impact de la crise, la France aura du mal à conserver son « modèle d’armée » actuel 

La commission de la défense de l’Assemblée nationale vient d’auditionner plusieurs personnalités dont la ministre Florence Parly, le chef d’état-major des armées, François Lecointre, la directrice du service de santé et des armées et les représentants de l’industrie de défense. D’autres auditions comparables ont lieu au Sénat.

Comme un mauvais augure… Dans les armées françaises, le Covid-19 aurait pu frapper n’importe où, mais le sort s’est acharné sur le symbole même de leur puissance, celui que politiques et médias affectionnent tant. Avec plus de la moitié de son équipage testé positif, le Charles-de-Gaulle a été touché de plein fouet. Militairement, ce n’est pas une catastrophe : le porte-avions a été contraint de raccourcir de quelques jours une campagne d’exercices. Mais moralement, c’est un coup dur qui annonce, sans doute, des lendemains difficiles pour la défense. Imagine-t-on, demain, la ministre des Armées signer, sans âpres discussions, le bon de commande du prochain porte-avions ?

Les récentes auditions du chef d’état-major des armées, le général François Lecointre, à l’Assemblée et au Sénat, témoignent de cette inquiétude sur le « jour d’après ». Tout comme celle des grands patrons de l’industrie de défense, entendus eux aussi par les parlementaires.

La question est simple : la situation économique de la France lui permettra-t-elle de maintenir ses dépenses militaires au niveau promis en 2017, alors que d’autres besoins urgents s’imposent, ne seraient-ce qu’en matière de santé publique ? La ministre, Florence Parly, peut compter sur le lobby militaro-industriel – la « communauté de défense » : militaires, industriels, parlementaires spécialisés, experts ne manqueront pas à l’appel pour défendre la hausse du budget. Il n’est pas certain que cela suffise.

Valeur nominale. D’ailleurs, de quel objectif parle-t-on ? Le mantra des « 2% du PIB », un engagement pris au sein de l’Otan en 2014 et confirmé par Emmanuel Macron en 2017, tient-il toujours ? En effet, si le budget des armées est indexé sur le PIB, toute baisse de celui-ci se traduit par une réduction des crédits militaires de même ampleur. Si, comme le prévoit Bercy, le PIB devait reculer cette année de 8%, cela se traduirait par 3 milliards d’euros en moins sur 37,5 milliards…

On comprend que les armées préfèrent désormais parler de « valeur nominale », afin de s’assurer qu’elles percevront bien 1,7 milliard supplémentaire chaque année. « Selon le général Lecointre, l’effort budgétaire prévu dans le cadre de la loi de programmation militaire vise à redonner l’“épaisseur organique” nécessaire aux armées, et il faut le maintenir », indique l’Assemblée nationale, ajoutant qu’« au moment où nos compétiteurs stratégiques nous observent et évaluent notre capacité de résilience, il semble indispensable de ne pas altérer le niveau de défense de la France ». « Compétiteurs stratégiques » est la formule officielle pour désigner la Russie et la Chine…

L’industrie n’est pas en reste. Stéphane Mayer (terrestre), Eric Trappier (aéronautique) et Hervé Guillou (naval), auditionnés jeudi par les députés, ont plaidé pour une relance alors que « le confinement a provoqué un coup d’arrêt brutal de l’activité de la base industrielle et technologique de défense ». Alertant les députés sur le « risque de perte de parts de marchés à l’export », ils souhaitent « un investissement capacitaire supplémentaire dans les équipements militaires », au-delà des « mesures d’aide à court terme ».

Il est évidemment trop tôt pour savoir quelles décisions seront prises. Pour l’instant, les lois de finances rectificatives, décidées dans l’urgence, n’ont pas eu d’impact sur la défense et le ministère compte même sur l’effet « plan de relance » qui pourrait bénéficier à l’industrie d’armement. Celle-ci, avec son important tissu de PME, présente l’avantage d’être « souveraine » – l’idée est à la mode – avec des « chaînes de valeur » essentiellement implantées sur le territoire national.

La France n’est pas seule dans ce cas. Ainsi l’Allemagne est-elle sur le point de commander 148 nouveaux avions de combat, dont 45 F-18 à Boeing et 93 Eurofighter à Airbus. Une affaire à 15 milliards qui profitera à l’industrie allemande.

Modèle complet

La France pourra-t-elle rester dans les clous de sa Revue stratégique de 2017 et de la loi de programmation militaire 2019-2025 ? Une « clause de revoyure » de cette dernière est prévue en 2021. La France entend conserver un « modèle d’armée complet », c’est-à-dire capable de tout faire, fût-ce à une échelle réduite. Quasiment seule en Europe, la France dispose à la fois d’une capacité « expéditionnaire » (l’opération Barkhane au Sahel ou le porte-avions, par exemple), d’une force de dissuasion nucléaire et de moyens pour les missions sur le territoire national comme Sentinelle (terrorisme) ou Résilience (Covid).

Or les crises récentes ont surtout montré le besoin d’une armée « au contact » de la population et des territoires, que ce soit pour des missions de sûreté ou d’assistance. Le Covid illustre l’intérêt et les limites d’un tel dispositif : les armées, avec leur service de santé et leurs aéronefs, ont pu accueillir des patients en réanimation et les transférer. Mais ces capacités se comptent en dizaines, pas en centaines, malgré l’engagement des personnels.

D’autres crises surgiront, frappant fortement les Français : une crue centennale, de gigantesques incendies de forêts, une vague migratoire, des attaques cyber massives ou un attentat chimique… sans oublier une nouvelle pandémie. Qui comprendrait que l’on fasse comme avant, sans en débattre, alors que les opérations comme Barkhane sont d’évidence une impasse stratégique, et que le renouvellement de la dissuasion nucléaire coûtera autour de 50 milliards ?

Par Jean-Dominique Merchet, publié le 29 Avril 2020 à 09h09

Photo en titre : L’hôpital de campagne monté par le service de santé des armées, sur le parking de l’hôpital de Mulhouse, au plus fort de l’épidémie dans le Haut-Rhin. © Sipa Press

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