L’HÉRITAGE EMPOISONNÉ DE LA BOMBE ATOMIQUE

Il y a 75 ans ce mois-ci, les villes japonaises d’Hiroshima et Nagasaki étaient rayées de la carte par des bombes atomiques. Mais l’histoire atomique ne faisait que commencer. Depuis 1945, une dizaine de pays ont fait exploser plus de 2000 bombes atomiques, sous le couvert rassurant «d’essais nucléaires». Retour sur une folie qui n’a pas fini d’empoisonner le monde, en sept dates clés.

16 août 1945 : N’oubliez pas votre tranche de pain!

Trois semaines avant Hiroshima, les États-Unis mettent à l’essai une arme secrète, dans le désert du Nouveau-Mexique. Une bombe atomique! Robert Oppenheimer, surnommé «le père de la bombe», décrit l’ambiance qui règne lorsque le premier champignon atomique s’élève dans les airs. «Sur le coup, nous avons compris que le monde ne serait plus jamais le même. Certains riaient. D’autres pleuraient. Mais la plupart gardaient le silence.» (1)

L’opération «Trinité» constitue un exploit technique, mais elle se révèle une véritable catastrophe environnementale. Plus de 230 tonnes de poussières radioactives sont propulsées dans l’atmosphère. Poussé par le vent, le nuage toxique part en voyage. Selon le Center for Disease Control and Prevention, il se répand sur des milliers de kilomètres, exposant la population du Nouveau-Mexique à des niveaux de radiation «10 000 fois plus élevés que les normes jugées acceptables». (2)

Pas grave. Sur la base militaire voisine, on conseille aux soldats ayant oublié leur masque de se placer une tranche de pain devant la bouche! Pour ramasser la poussière radioactive, on leur donne des aspirateurs domestiques. C’est seulement plus tard qu’on découvre que tout au long du parcours suivi par le panache de fumée, la mortalité infantile a connu un bond de plus 50 % au cours des mois suivants…(3)

Les effets de la radioactivité ne sont pas encore pris au sérieux. Dans le Tennessee, des femmes enceintes se font prescrire des suppléments radioactifs. Bientôt, des scientifiques du Massachusetts Institute of Technology (MIT) s’associent à la compagnie de gruau Quaker pour servir des céréales avec du lait radioactif à des garçons-­cobayes. Pour amadouer les parents, on présente la mixture comme un «menu spécial» destiné aux élèves particulièrement brillants. (4)

1er mars 1954 : Il neige au paradis

Ce jour-là, sur un atoll du Pacifique aux allures de paradis, les États-Unis planifient un événement grandiose. Il s’agit de l’explosion d’une bombe à hydrogène, baptisée «Castle Bravo». Une arme dévastatrice, beaucoup plus puissante que la bombe larguée sur Hiroshima…

Au moment de déclencher l’essai, un météorologue constate que le vent a tourné de bord. Il souffle en direction des îles Marshall, dont certaines sont habitées. Peu importe. Le temps presse. Les Soviétiques auront bientôt leur propre bombe H. L’avenir du monde est en jeu…

Hélas, l’explosion se révèle trois fois plus puissante que prévu. Mille fois la bombe larguée sur Hiroshima (5). En l’espace d’une minute, le nuage en forme de champignon atteint 14 000 mètres d’altitude. Une fois et demie la hauteur du mont Everest!

Réfugiés dans un bunker, à 35 kilomètres de distance, des scientifiques n’en croient pas leurs yeux. Leur abri est tellement secoué qu’un soldat se met à avoir le… mal de mer. Et ça ne fait que commencer (6). L’explosion a propulsé dans les airs plus de 10 millions de tonnes de poussière radioactive. Trois heures plus tard, elle retombe sous la forme de petits flocons blancs.

Sur plusieurs îles, les enfants jouent avec ce qui ressemble à de la neige. Il faudra plus de 50 heures pour évacuer les plus exposés… Avec le recul, les Américains admettent une «erreur». (7) Mais les essais continuent partout, y compris aux États-Unis. Durant les années 50, une centaine de bombes sont «testées» dans le Nevada. Souvent, leur lueur est visible jusqu’à Los Angeles! (8)

À l’époque, une compagnie américaine propose même un laboratoire d’énergie atomique destiné aux enfants. Un joujou formidable grâce auquel les apprentis scientifiques peuvent jouer avec de la vraie matière radioactive. Du plaisir assuré. Mais gare à vous si vous sortez l’uranium de ses contenants de plomb! (9)

30 octobre 1961 : Pourquoi briser les fenêtres jusqu’à Moscou?

Les scientifiques soviétiques ne veulent pas s’en laisser imposer par les diables américains! Ils font exploser la plus grande bombe à hydrogène de tous les temps au-dessus de l’archipel de la Nouvelle-Zemble, dans l’Arctique.

Au début, le «monstre» doit être 4000 fois plus puissant que la bombe larguée sur Hiroshima. Finalement, on réduit l’objectif de moitié. À la blague, le secrétaire général du Parti communiste, Nikita Khrouchtchev, a prévenu qu’il ne faut pas briser toutes les fenêtres jusqu’à Moscou…

Tous les bâtiments situés dans un rayon de 60 kilomètres sont détruits. Les vitres sont cassées sur une distance de plus de 800 kilomètres! À lui seul, le champignon atomique atteint 65 kilomètres de haut. (10)

L’équipage de l’avion chargé de larguer la bombe va l’échapper belle. On estimait à 50 % les probabilités que leur appareil soit disloqué par le souffle de l’explosion. Finalement, les aviateurs s’en tirent avec une bonne frousse. Au moment critique, leur appareil plonge «seulement» d’un kilomètre! Un détail.

À Québec, si une bombe semblable explosait au-dessus du Château Frontenac, la boule de feu couvrirait 67 km2, soit la superficie de 15 000 terrains de football. Les gens subiraient des brûlures au troisième degré aussi loin que Saint-Antoine-de-Tilly, Sainte-Catherine-de-la-Jacques-Cartier, Beaupré et Saint-Vallier-de-Bellechasse. (11)

Revenons à la «Tsar Bomba». Pour l’Arctique russe, les malheurs commencent. Jusqu’en 1990, les Soviétiques y font exploser 138 bombes. Selon l’ONG Robin des bois, l’océan  devient un dépotoir. Au fil des ans, on y jette cinq réacteurs nucléaires de sous-marins et de brise-glace, des navires contenant des matières radioactives et au moins 17 000 conteneurs de déchets nucléaires. Pour ajouter la cerise sur le gâteau, on saborde aussi un sous-marin nucléaire, par 33 mètres de fond. (12)

Parions que les archéologues du futur s’en donneront à cœur joie.

Gilbert U-238 Atomic Energy Lab, un laboratoire jouet des années 1950. Wikimedia Commons/Tiia Monto /CC BY-SA

5 septembre 1967: «la mort atomique est la moins chère»

Durant les années 60, les bombes portent des noms joyeux comme «Gerboise bleue» ou «Priscilla». Mais le monde frôle l’abîme. En 1962, on enregistre 178 essais nucléaires. Un record. En juillet, les États-Unis font exploser une énorme bombe dans l’atmosphère, au-dessus du Pacifique. Les installations électriques d’Hawaï sont endommagées. Un anneau de radiation artificiel se forme autour de la Terre. Last but not least, des aurores polaires apparaissent dans l’hémisphère sud. (13)

Le 5 août 1963, le monde pousse un bref soupir de soulagement lorsque les États-Unis, et l’Union soviétique signent un traité «d’interdiction partielle des essais nucléaires». L’entente bannit les explosions aériennes, terrestres et sous-marines. Seuls les essais sous-terrain sont autorisés. Mais pas si vite. La France et la Chine n’ont rien signé. Elles vont continuer leurs essais dans l’atmosphère durant des décennies.

À elle seule, la France effectue 46 essais nucléaires «aériens», en Polynésie, de 1966 à 1974. Les responsables répètent toujours qu’ils sont «sans danger». En oubliant de préciser qu’une directive de l’armée interdit de prévenir les militaires et les civils des risques encourus. (14)

À chaque explosion, des avions s’approchent du champignon atomique pour faire de l’observation. Le soldat Jean-Pierre Masson raconte au Monde comment les appareils étaient nettoyés à leur retour. Sans la moindre précaution. «Le plus souvent, on était en maillot de bain et on rinçait les avions à grands jets d’eau, exactement comme on l’aurait fait s’il avait fallu laver [n’importe quels] véhicules […]»

Aujourd’hui, Jean-Pierre Masson se dit en bonne santé. […] Mais il précise que la plupart des pilotes des avions sont morts (15). Les pauvres ne comprendront jamais ce que le ministre des Armées, Pierre Messmer, voulait dire lorsqu’il expliquait que «de toutes les morts, la mort atomique est la moins chère» (16).

11 mai 1998: L’Inde entre dans le «club du nucléaire»

Dans le domaine des essais atomiques, les bonnes nouvelles sont aussi rares que les boules de neige en enfer. Autant en profiter. La bonne nouvelle, c’est qu’après 1996, le monde n’a pas enregistré une seule explosion atomique à l’air libre. Les grandes puissances nucléaires s’en remettent même à des simulations virtuelles. La mauvaise nouvelle, c’est que le nombre de pays qui possèdent la bombe ne cesse d’augmenter. En mai 1998, après des années d’essais plus ou moins discrets, l’Inde fait officiellement partie du «club». Le Pakistan, son «meilleur ennemi», ne tarde pas à la rejoindre (17).

Entre-temps, le monde n’en finit pas de nettoyer les dégâts causés par des décennies de «party atomique». À commencer par les îles Marshall, au milieu du Pacifique, où les États-Unis ont mené 67 essais en «plein air», de 1946 à 1958. En 2018, une étude de l’université de Colombia suggère que le sol de quatre îles de l’Archipel est beaucoup plus radioactif que celui des sites des centrales nucléaires de Chernobyl ou de Fukushima (19).

À travers le monde, combien de personnes ont pu être tuées par les retombées radioactives des quelque 2000 essais nucléaires effectués depuis 1945? Difficile à dire. Les estimations varient de quelques milliers à plusieurs millions… (20). Ces jours-ci, même le désarmement montre ses limites! En 2018, les États-Unis et la Russie étaient fiers d’annoncer qu’ils avaient retiré 68 tonnes de matière radioactive de missiles démantelés pour réduire leur arsenal nucléaire.

Le problème, c’est qu’ils ne savaient pas où les mettre! (21)

28 avril 2017 : L’art subtil de se bombarder soi-même

On croyait avoir tout vu en matière de gaffe nucléaire. Des erreurs de calcul. Des alertes provoquées par un vol d’oiseaux ou par un ours. Un bombardier qui échappe une bombe atomique dans un jardin, en Caroline du Nord (22) ! Mais voilà qu’en avril 2017, la Corée du Nord relève la barre d’un cran. Elle frappe son propre territoire, lors de l’essai raté d’un missile…

Il semble qu’après son lancement, le missile Hwasong 12 ait parcouru 39 kilomètres avant de s’écraser sur un complexe industriel de la ville de Tokchon.23 Sur le coup, Pyongyoang s’est contenté d’évoquer un essai raté. Sans mentionner que le missile avait frappé son propre territoire. La dictature présente tout de même certains avantages…

Heureusement, l’engin défectueux ne transportait pas d’ogive nucléaire. Mais rassurez-vous, La Corée du Nord n’a pas renoncé à planifier une vraie catastrophe. Périodiquement, elle envisage l’essai d’un «vrai» missile équipé d’une «vraie» ogive nucléaire (24). Si tout va bien, l’engin irait s’écraser quelque part dans le Pacifique. Mais il n’est pas exclu que les choses tournent mal. Après tout, durant la seule année 2016, pas moins de sept lancements de missiles nord-coréens ont échoué… (25).

Fait rarissime, le «Cher Leader» Kim Jong-un vient d’admettre que le niveau de vie des Nord-Coréens n’a pas fait de progrès spectaculaires (26). Mais il en faudrait davantage pour réduire les 10 milliards $ consacrés annuellement à son budget militaire (27). De toute manière, pour 10 milliards $, tu n’as plus rien, de nos jours. C’est bien connu.

Des gens regardent un test de missile Nord-Coréen le 1er janvier 2020. Photo AFP/Jung Yeon-je

8 août 2019 : «Circulez, il n’y a rien à voir»

Le nouveau missile de croisière russe, baptisé Skyfall par les Américains, devait être invincible. Impossible à intercepter. C’est le président Vladimir Poutine qui le disait (28). Mais lorsqu’une explosion a fait plusieurs morts sur le site d’essai du missile, le 8 août 2019, il a fallu des jours pour que le monde soit informé de la radioactivité dégagée par l’accident. «Circulez, il n’y a rien à voir». Comme au bon vieux temps de l’empire soviétique.

Tant pis si l’idée de propulser un missile avec de l’énergie atomique apparaît un peu folle et dangereuse. «Le missile de croisière à propulsion nucléaire est une arme complètement insensée. Nous [les Américains] y avons renoncé dans les années 1960, à une époque où nous étions pourtant totalement amoureux du nucléaire,» analysera l’expert Joe Cirincione, sur les ondes de la chaîne MSNBC (29).

Mais pourquoi accabler seulement la Russie? L’an dernier, les «puissances nucléaires» du monde ont dépensé plus de 72,9 milliards $ pour leurs joujoux atomiques (30). Un record. Les États-Unis prévoient consacrer 497 milliards $ à la modernisation de leur arsenal d’ici 2028 (31). De son côté, la Chine est soupçonnée de procéder à de nouveaux essais souterrains. Dans le plus grand secret (32).

Inutile de rêver à des inspections internationales. Le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires de 1996 n’a pas été ratifié par certains pays, notamment les  États-Unis et la Chine. Plus que jamais, la course aux armements ressemble à cette blague sur les mésaventures d’un porte-avions nucléaire plein d’arrogance.

Alors que le navire circule à toute vitesse, le navigateur signale au capitaine une lumière, au loin sur l’océan. Directement dans la trajectoire du navire.

— « Dites à ce navire de s’écarter », ordonne le capitaine.

Le message est envoyé. Quelques secondes plus tard, la réponse surprend tout le monde. — « Pas question. C’est à vous de virer à bâbord. »

Le capitaine est furieux. «Dites à cet imbécile que je pilote un porte-avions de 200 000 tonnes contenant des avions de chasse, des bombes atomiques et des missiles de croisière. Il ferait mieux de tourner à bâbord pour éviter un drame! »

La réponse arrive aussitôt.

Je suis l’opérateur d’un phare, sur une île. Vous pouvez continuer à foncer sur moi. C’est votre choix…

NOTES

(1) Fred Freed, The Decision to Drop the Bomb (documentaire de 1965), NBC White Paper.

(2) «It’s Been 75 Years, and America Still Won’t Admit a Nuclear Disaster», The New York Times, 15 juillet 2020.

(3)Trinity : «The Most Signifiant Hazard of the Entire Manhattan Project », Bulletin of the Atomic Scientific, 12 août 2020.

(4) «A Spoonful of Sugar Helps the Radioactive Oatmeal Go Down», Smithsonian Magazine, 8 mars 2017.

(5) Insanity Personnified: America’s Crazy Plan to Survive a Russian Nuclear Attack, 13 mars 2019.

(6) «Nuclear Tests Marked Life on Earth With a Radioactive Spike», The Atlantic, 2 mars 2020.

(7) Atmospheric Nuclear Weapons Testing, 1951-1963, Office of Management, United States Department of Energy, 2006

(8) Nathan Hodge & Sharon Weinberger, Nuclear Family Vacation, Bloomsbury, 2008.

(9) Fun—and Uranium—for the Whole Family in This 1950s Science Kit, IEEE Spectrum Magazine, 31 janvier 2020.

(10) Tsar Bomba, Atomic Heritage Foundation, 8 août 2014.

(11) Nuke Map, par Alex Wellerstein, nuclearsecrecy.com/nukemap/

(12) «Le Grand Nord souillé pour des siècles par des déchets nucléaires», Le Monde 23 novembre 2012.

(13) «The 50th Anniversary of Starfish Prime: The Nuke that Shook the World», Discovery Magazine, 9 juillet 2012.

(14) «Bombe H Moruroa : un silence, des morts», Libération, 7 septembre 2018.

(15) «Disciplinés et irradiés mais pas indemnisés», Le Monde, 10 novembre 2006.

(16) Le XXème siècle bête et méchant, Albin Michel, 1999.

(17) Le nucléaire indo-pakistanais : une relation instable menaçant la sécurité internationale, Initiatives pour le désarmement nucléaire (IDN), 11 juin 2018.

(18) «Bombe H Moruroa : un silence, des morts», Libération, 7 septembre 2018.

(19) Radiation in Parts of Marshall Islands is Higher Than Chernobyl, Colombia University, 16 juillet 2019.

(20) «In the 75 Years since Hiroshima, Nuclear Testing Killed untold Thousands», The Washington Post, 5 août 2020.

(21) «America’s Nuclear Headache: Old Plutonium with Nowhere to Go», The Washington Post, 20 avril 2018.

(22) The U.S. Air Force Dropped an Atomic Bomb on South Carolina in 1958,  history.howstuffworks.com, 21 juin 2017.

(23) «When a North Korean Missile Accidentally Hit a North Korean City», The Diplomat, 3 janvier 2018.

(24) «Prospect of an Atmospheric Nuclear Test Raises the Specter of Danger», The New York Times, 23 septembre 2017.

(25) «Is the United States Really Blowing Up North Korea’s Missiles?», Foreign Policy, 19 avril 2017.

(26) «North Korea’s Leader Had Big Economic Plans. He Admits They’ve Failed», The New York Times, 20 août 2020.

(27) «Less than One Aircraft Carrier? The Cost of North Korea’s Nukes», CNBC, 20 juillet 2017.

(28) «L’explosion nucléaire attribuée à un missile “invincible”», La libre Belgique, 14 août 2019.

(29) «Nuclear incident in Russia points to attempt at new missile engine», MSNBC, 12 août 2019.

(30) Enough is Enough: 2019 Global Nuclear Weapons Spending, International Campaign to Abolish Nuclear Weapons (ICAN).

(31) «Neuf pays ont dépensé plus de 66 milliards d’euros pour l’arme nucléaire en 2019», La Libre Belgique, 13 mai 2020.

(32) «Possible Chinese Nuclear Testing Stirs U.S. Concern», Wall Street Journal, 15 avri

Par Jean-Simon Gagné (Le Soleil), publié le 22 août 2020 0h31, mis à jour à 10h19

https://www.lesoleil.com/actualite/lheritage-empoisonne-de-la-bombe-atomique-fa4fec36c1809444ca265255c4b33f1d