EDF : LES MOTEURS DE SECOURS DES CENTRALES NUCLÉAIRES SONT-ILS VRAIMENT SÛRS ?

Des documents obtenus par Capital laissent planer le doute sur la fiabilité des équipements de sécurité imposés à EDF après l’accident de Fukushima.

EXCLU CAPITAL

Décidément, EDF a de sérieux problèmes avec ses centrales nucléaires… Très éprouvé par les déboires de la construction de l’EPR de Flamanville (dix ans de retard sur le calendrier initial et triplement du coût prévu…), le deuxième producteur mondial d’électricité connaît aussi de gros ratés avec son programme de «diesels d’ultime secours» (DUS). Pour rappel, à la suite de la catastrophe de Fukushima, causée en mars 2011 par la défaillance des groupes électrogènes alimentant la centrale japonaise, l’Autorité de sûreté nucléaire française (ASN) avait en 2012 imposé à EDF d’installer, sur chacun de ses sites nucléaires, deux moteurs de secours autonomes. Capables de résister à des inondations et à des aléas extrêmes de températures, ils devaient être abrités dans des bâtiments bunkerisés et dotés d’une réserve de 120.000 litres de carburant pour faire face à une éventuelle coupure d’électricité.

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La mise en place de ces DUS devait avoir lieu avant le 31 décembre 2018. Mais les deux consortiums retenus après appel d’offres, le groupement des américains Westinghouse et Fairbanks Morse Engine, et celui associant le français Clemessy (groupe Eiffage) et le belge ABC (Anglo Belgian Corporation), ne sont pas parvenus à tenir ce timing. Bon prince, l’ASN leur a alors accordé un délai, fixé au 31 décembre 2020.

Ce nouveau délai était visiblement encore trop court ! Le 2 juin, EDF a demandé un nouveau report de l’échéance au gendarme du nucléaire. Toujours étonnamment compréhensive, l’ASN a accepté de repousser jusqu’au 28 février l’achèvement de la mise en service du parc de DUS. Fin de l’histoire ? Peut-être pas : selon nos informations, l’électricien a constaté récemment de nouvelles défaillances très inquiétantes sur ces équipements de secours. C’est ce que révèle un courrier que Capital s’est procuré, adressé par la division de l’ingénierie d’EDF à Westinghouse France. L’auteur y indique : « Nous continuons à subir de nombreuses avaries. En particulier, lors de plusieurs démarrages moteurs, des départs de feu sont survenus au niveau du collecteur d’échappement des machines. (…) Le risque d’incendie n’ayant pas été écarté après 6 départs de feu, nous avons été contraints, le 12 juin 2020, de demander aux exploitants de ne plus démarrer les moteurs et de déclarer indisponibles les DUS Nogent 1, Nogent 2, Cattenom 2, Cattenom 3, Golfech 1 et Golfech 2. » Rien que cela…

Un extrait de la lettre envoyée par EDF à Westinghouse Capital

Interrogés par Capital, EDF, l’ASN et Westinghouse (le fournisseur des DUS) répondent en cœur que tout va bien (lire leur réponse en fin d’article*), que ces incidents ont été résolus. Une source interne à Westinghouse assure pourtant à Capital que le souci n’est toujours pas définitivement réglé, qu’il le sera d’ici le printemps. Et les multiples demandes de reports d’échéances EDF incitent à la méfiance.

S’il y a un spécialiste qui n’a pas été surpris par ces fâcheux contretemps, c’est l’ingénieur en génie atomique Yves-Marie Le Marchand. Expert près de la Cour d’Appel de Paris, il a dès le début contesté les choix d’EDF lors de son appel d’offres de 2013 pour la construction des DUS, comme l’avait raconté Capital en 2014. Selon lui, le consortium formé par Man Diesel (filiale du groupe allemand Man) et Alstom, était de loin le plus compétent. Les deux autres étaient un peu moins chers, mais ils présentaient plus de risques. Anglo Belgian fabrique surtout des moteurs de bateaux, et l’Américain Westinghouse, fondé en 1886, connaît depuis des années de grosses difficultés. Lourdement endetté, il a été racheté en 2006 par le japonais Toshiba, qui a jeté l’éponge en 2017 et placé la firme américaine en faillite, avant de la revendre à un fond d’investissement. Coïncidence : l’ingénieur au Corps des Mines Patrick Fragman, qui était membre du conseil d’administration de l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) lorsqu’il a eu à donner son avis sur le choix des constructeurs des DUS, est aujourd’hui PDG du groupe Westinghouse à Pittsburgh.

Autre problème : certains critères de sécurité initialement définis par l’Autorité de Sûreté nucléaire (ASN) et l’IRSN ont fini par être abandonnés, devant l’incapacité des constructeurs à les atteindre. Ainsi, selon le CCTP (Cahier des clauses techniques particulières) présenté par EDF lors de son appel d’offres, les DUS devaient pouvoir fonctionner sous des températures extrêmes de l’air extérieur, allant de – 35° à + 46°. Or selon l’ingénieur Le Marchand, qui a pu inspecter les moteurs fournis par Fairbanks Morse Engine, ceux-ci ne sont pas prévus pour fonctionner en dessous de – 15 °.

L’explication ? Fairbanks travaille aux États-Unis sous licence Man. En le choisissant comme partenaire pour répondre à l’appel d’offres d’EDF, l’électricien Westinghouse pensait donc pouvoir utiliser cette même technologie. Mais voilà : Man France, qui était lui aussi candidat à l’appel d’offres d’EDF aux côtés d’Alstom, a obtenu de sa maison mère allemande qu’elle refuse à Fairbanks d’étendre sa licence américaine à la France. Résultat : les moteurs livrés à EDF sont des OP38, un vieux moteur Fairbanks qui n’était plus fabriqué depuis 1970, car jugé trop polluant par les autorités américaines. Pourtant, EDF n’a pas hésité à le faire valider par l’IRSN. Le 31 mars 2020, l’institut de radioprotection a ainsi accepté de réhausser sa température minimale de «grand froid» de -35° à -15°.

EDF fait un chèque à Westinghouse

Devant ces aléas techniques et les retards de mise en service, EDF aurait pu logiquement réclamer de lourdes pénalités financières aux constructeurs, comme prévu par l’appel d’offres européen. Dans un premier temps, l’électricien public avait d’ailleurs chiffré la somme due par le groupement Westinghouse-Fairbanks à un peu plus de 74 millions d’euros. Mais par un véritable tour de passe-passe, un protocole transactionnel de 11 pages (dont Capital.fr a pu prendre connaissance) a été signé le 20 décembre 2019 entre le polytechnicien Jean-Bernard Lévy, patron d’EDF, et le polytechnicien Tarik Choho, président de Westinghouse France. Ce dernier a dû se frotter les mains… En effet, oubliant les pénalités de retard réclamées, EDF s’est engagée à verser à Westinghouse, en guise de cadeau pour l’aider à surmonter ses propres difficultés financières, une «somme transactionnelle» d’un montant de 47,5 millions d’euros pour solde de tout compte. Pour ce prix-là, le PdG d’EDF aurait peut-être pu exiger que les groupes électrogènes de secours fournis ne prennent pas feu aux premiers essais…

Les réponses d’EDF, de l’ASN et de Westinghouse

*Sollicité par Capital sur les incidents survenus sur 6 DUS, EDF nous a répondu ainsi : « À date, 52 des 56 DUS construits sont mis en exploitation et fonctionnent correctement. Les quatre DUS restant seront mis en exploitation conformément au calendrier prescrit par l’Autorité de sûreté nucléaire. Tous les matériels en exploitation (52 DUS) ont passé des essais d’endurance et ont été qualifiés. Ils sont conformes et sûrs.”

L’Autorité de sûreté nucléaire indique de son côté avoir été “informée de ces événements”. Et d’ajouter : “L’ASN a veillé à ce que les causes en soient déterminées et à ce que des mesures correctives soient mises en œuvre, ce qui a été fait.”

Enfin Westinghouse se veut aussi rassurant : “La situation observée lors de certains essais a fait l’objet d’une analyse de causes et a été corrigée. Elle est aujourd’hui sous contrôle. Aucun départ de feu n’a été constaté depuis cet été.”

Par Olivier Drouin, publié le 24/11/2020 à 17h40, mis à jour le 24/11/2020 à 21h41

Pour voir la vidéo (1mn18s), cliquer sur : https://www.capital.fr/entreprises-marches/edf-les-moteurs-de-secours-des-centrales-nucleaires-sont-ils-vraiment-surs-1386772