CE QUE TCHERNOBYL NOUS APPREND DE NOTRE AVENIR

Dans un livre trépidant nourri d’archives inédites et soutenu par des enquêtes de terrain, l’historienne et professeure au MIT Kate Brown décortique la stratégie mise en place pour minimiser le bilan de la catastrophe nucléaire de 1986 et éviter les études des effets à long terme sur les populations civiles. 

Dites « catastrophe nucléaire » à un interlocuteur. Il évoquera sûrement les deux bombes H larguées sur Nagasaki et Hiroshima en 1945. Ou bien les accidents à Tchernobyl, le 26 avril 1986, et à Fukushima, le 11 mars 2011 à la suite d’un tsunami consécutif à un tremblement de terre. Deux centrales dont les noms sont associés à jamais aux désastres que peut provoquer l’atome et qui ont profondément marqué notre imaginaire.

Dans tous les cas, ce que l’on a surtout retenu, ce sont les victimes immédiates. Dans le premier, des dizaines de milliers de personnes, dans leur grande majorité des civils – jusqu’à plus de 250 000 pour le bilan le plus lourd.

Quant à Tchernobyl et Fukushima, les chiffres donnés par les agences onusiennes sont toujours extrêmement bas. Ainsi pour Tchernobyl, il est officiellement de 31 à 54 décès

Mais, à la lecture du livre de Kate Brown Manual for Survival. A Chernobyl Guide to the Future, dont la version française est publiée ce mercredi 31 mars sous le titre Tchernobyl par la preuve (Actes Sud), l’on comprend que,

. Primo, le véritable bilan ne sera jamais connu – elle donne une fourchette comprise entre 35 000 et 150 000 décès.

. Et, secundo, qu’il n’y a eu aucune volonté – ni des autorités soviétiques, ni des Occidentaux, ni des agences onusiennes – à la fois d’en établir un et de s’intéresser aux effets sanitaires à long terme sur les populations civiles. Leur objectif était de minimiser la situation et de tout faire pour éviter que l’on s’intéresse aux impacts réels des radiations. Pour l’industrie nucléaire liée au complexe militaro-industriel, les enjeux étaient beaucoup trop élevés.

Katia Brown n’est pas une militante antinucléaire. Historienne, spécialiste d’histoire environnementale, professeur de sciences, technologie et société au Massachusetts Institute of Technology (MIT), elle s’est intéressée à l’accident de Tchernobyl, explique-t-elle à Mediapart, à la suite de son précédent ouvrage Plutopia : Nuclear Families, Atomic Cities, and the Great Soviet and American Plutonium Disasters (« Plutopia : familles nucléaires, villes atomiques, et les désastres du plutonium soviétique et américain », non traduit).

 Elle y racontait l’utopie du plutonium – et les conséquences sur la santé de ceux qui travaillaient dans l’industrie nucléaire et des habitants alentour. Le tout à travers le destin de deux villes, l’une américaine, l’autre soviétique. Ces deux cités étaient entourées du plus grand secret – militaire –, car, en pleine guerre froide, elles étaient dédiées à la production de plutonium, nécessaires à la fabrication des bombes atomiques.

« Un désastre délibéré », dit Kate Brown à Mediapart, en évoquant les radiations libérées dans ces régions qui ont été considérées comme un prix à payer. La chercheuse s’est ensuite intéressée à l’impact sanitaire sur les populations habitant autour de ces centrales au plutonium, en particulier les agriculteurs. Que ce soit en URSS ou aux États-Unis, ils souffraient des mêmes maladies. Mais on leur opposait les avis de médecins selon lesquels tout allait bien…

Pour tenter de percer ce mur de mensonges, Kate Brown s’est rendue en Ukraine et en Biélorussie, dans les régions touchées par la catastrophe de Tchernobyl. Elle a accédé à des archives inédites, effectué des enquêtes de terrain. C’est ce qui rend son livre passionnant et unique : ce mélange entre des faits tirés des documents d’époque et les descriptions de ses visites et rencontres sur place. Elle croise des habitants, des scientifiques, des médecins. Ceux qui ont tenté d’alerter le monde sur l’effet de la catastrophe pour les êtres humains, mais aussi pour la faune et la flore. Et ceux qui ont tout fait pour minimiser l’étendue du désastre. Parmi ces derniers, on trouve… les agences onusiennes.

Sous cet angle, l’ouvrage est aussi particulièrement terrifiant : on prend conscience que ces dernières ne sont pas là pour assurer la protection des populations mais pour préserver l’industrie nucléaire. « Ce sont des agences politiques », souligne Kate Brown. Qu’il s’agisse de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) ou de son « acolyte » l’UNSCEAR (le Comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants), « ils sont sortis triomphants de ce bourbier de Tchernobyl », écrit-elle. « Longtemps, ils ont recommandé de ne rien faire parce que, selon eux, les seuls problèmes identifiés étaient la peur et l’ignorance. »

On retrouvera à l’occasion de l’accident de Fukushima les mêmes manœuvres de la part de ces agences onusiennes : la professeure au MIT montre que leurs administrateurs scientifiques déploient tout un « arsenal tactique » « afin de faire disparaître les rapports qui décrivaient les multiples problèmes sanitaires dans les régions touchées par la catastrophe ». « Ils ont utilisé des outils très variés, déjà éprouvés lors des controverses sur le plomb, le tabac ou les produits chimiques toxiques : classifier les données, limiter la portée des questions, faire de l’obstruction pendant les enquêtes, ne pas financer certaines études, voire susciter des études rivales, assimiler les dangers à des risques, concevoir des protocoles de recherche destinés à ne déceler que des effets catastrophiques, extrapoler et faire des estimations pour produire des chiffres qui dissimulent la marge d’erreur ou d’incertitude, calomnier en sous-main et menacer les chercheurs qui ne sont pas dans la ligne, enfin contester les faits connus afin de contraindre les chercheurs à poursuivre de vaines investigations aussi coûteuses que redondantes. »

Des pratiques déjà éprouvées aux États-Unis. 

Car Tchernobyl n’est pas un accident, relève l’autrice, mais « l’expression d’une accélération, un point d’orgue spectaculaire dans une séquence de contaminations qui a transformé les paysages, les corps et la politique » tant dans des pays occidentaux comme les États-Unis ou la France, qu’en Union soviétique. Les populations civiles y avaient été victimes des essais en plein air effectués par les armées (lire ici l’enquête de Disclose sur l’héritage empoisonné des essais nucléaires français en Polynésie), mais il fallait tout faire pour éviter les éventuelles plaintes en justice et donc des recherches réelles sur l’effet des radiations sur le long terme.

Bref, ce que raconte surtout l’ouvrage, c’est que nous n’avons pas tiré toutes les leçons de Tchernobyl. On le voit bien avec Fukushima, où se reproduisent les mêmes mécanismes de minimisation des radiations sur le long terme.

« Malheureusement, nous n’intégrons pas les leçons de Tchernobyl. Nous commettons les mêmes erreurs encore et encore et Fukushima est cette erreur qui se répète », nous dit Kate Brown lorsque nous l’interrogeons par Skype. Or, au moment où certains plaident pour le renforcement de l’énergie nucléaire comme solution au réchauffement climatique, il est plus que jamais nécessaire de faire la lumière sur l’impact des radiations et de chercher la vérité. Ce livre y contribue puissamment.

Par François Bougon, publié le 31 mars 2021

https://www.mediapart.fr/journal/international/310321/ce-que-tchernobyl-nous-apprend-de-notre-avenir