GUERRE NUCLÉAIRE : EN 1958, EISENHOWER A RÉSISTÉ AUX PRESSIONS DE L’ARMÉE POUR ATTAQUER LA CHINE

Gareth Porter rend compte d’un rapport précédemment censuré que le révélateur des Pentagon Papers, Daniel Ellsberg, a intégralement publié, inquiet de la menace croissante d’une guerre des États-Unis avec la Chine au sujet de Taïwan.

Un compte–rendu jusqu’alors censuré de la crise du détroit de Taïwan de 1958, commandité par le Pentagone, a été publié dans son intégralité par le divulgateur des Pentagon Papers, Daniel Ellsberg. Le rapport dresse le portrait effrayant d’une direction militaire américaine téméraire qui pressait sans relâche le président Dwight Eisenhower pour obtenir l’autorisation de mener des attaques nucléaires contre la Chine communiste.

Après avoir conservé la version encore classifiée du récit pendant 50 ans, Ellsberg a déclaré qu’il avait décidé de le publier en raison de la menace croissante d’une guerre entre les États-Unis et la Chine au sujet de Taïwan, et du danger qu’un tel conflit puisse dégénérer en un échange nucléaire.

Un article du New York Times du 22 mai sur le compte-rendu n’offrait que des détails généraux sur le rôle joué par les chefs d’état-major interarmées des États-Unis dans la préparation de la crise de Taïwan de 1958. Toutefois, il ressort clairement des documents originaux hautement classifiés ainsi que d’autres preuves désormais disponibles que, dès le début, les chefs d’état-major interarmées visaient avant tout à exploiter les tensions pour effectuer des frappes nucléaires contre des cibles militaires nucléaires chinoises situées au cœur de zones fortement peuplées.

Le régime nationaliste du Kuomintang de Chiang Kai-shek et les chefs d’état-major étaient alliés dans leur volonté d’entraîner les États-Unis dans une guerre avec la Chine. Le secrétaire d’État adjoint Christian Herter craignait que le régime nationaliste ne soit déterminé à entraîner les États-Unis dans un conflit, selon le compte rendu parrainé par le Pentagone. La raison, selon l’auteur du récit, Morton Halperin, était que l’implication des États-Unis dans une guerre avec les communistes chinois « était clairement leur seul espoir de retour sur le continent. »

Quemoy et Matsu, les deux principales îles du large occupées par les troupes nationalistes, se trouvaient à moins de cinq miles du continent et avaient été utilisées par les forces de Chiang comme bases pour organiser des raids commandos infructueux sur le continent. Et Chiang, qui était toujours déterminé à reconquérir la Chine continentale avec le soutien ostensible des États-Unis, avait stationné un tiers de son armée de 350 000 hommes sur ces deux îles.

En mai 1958, les chefs d’état-major interarmées adoptent un nouveau plan (OPS PLAN 25-58), apparemment destiné à la défense des îles du large. En fait, le plan fournit une base pour attaquer la Chine avec des armes atomiques.

L’opération devait commencer par une brève « Phase I » préliminaire, appelée « patrouille et reconnaissance », qui serait déjà en cours. La « Phase II », qui aurait été déclenchée par une attaque chinoise sur les îles du large, impliquerait que les forces aériennes américaines anéantissent les forces attaquantes.

Mais le nouveau plan envisageait une éventuelle troisième phase, dans laquelle le Strategic Air Command et les forces sous le commandement de l’US Pacific Command mèneraient des attaques stratégiques avec des armes nucléaires tactiques de 10 à 15 kilotonnes « pour détruire la capacité de guerre » de la Chine.

Selon le compte rendu de Halperin, le président des chefs d’état-major interarmées, le général Nathan Twining de l’armée de l’Air, a déclaré aux responsables du département d’État, lors d’une réunion en août, que la troisième phase nécessiterait des frappes nucléaires sur des bases chinoises situées au nord de Shanghai. Les chefs d’état-major ont minimisé la menace de pertes civiles que représentent de telles armes atomiques tactiques, soulignant qu’une explosion atomique tactique dans l’air ne produirait que peu de retombées radioactives. Mais le compte rendu indique qu’ils n’ont fourni aucune information concrète sur les pertes civiles attendues.

Étant donné que les emplacements des canons chinois de l’autre côté du détroit de Taïwan et une base aérienne clé desservant les forces militaires chinoises dans tout conflit concernant les îles du large auraient été situés à proximité d’importants centres de population, de telles explosions atomiques auraient certainement causé des pertes civiles à grande échelle.

Un chasseur-bombardier de l’US Air Force sur la base aérienne de Taoyuan, à Taïwan, le 15 septembre 1958, pendant la crise de Quemoy. (Wikimedia Commons)

Les chefs d’état-major n’ont pas reconnu que les bombes qu’ils prévoyaient de faire exploser par voie aérienne auraient eu la même létalité potentielle que la bombe larguée sur Hiroshima. Ils n’ont pas non plus voulu admettre que les cibles de ces bombardements se trouvaient à proximité immédiate de villes chinoises dont la population était à peu près équivalente à celle d’Hiroshima.

La ville de Xiamen, par exemple, était proche de cibles militaires dans la région d’Amoy, tandis que Ningbo était proche de la principale base aérienne chinoise de la province de Zhejiang qui aurait été attaquée par les forces américaines. Comme pour la bombe d’Hiroshima, les explosions nucléaires auraient été déclenchées en altitude, là où les dommages causés par le souffle sont les plus importants, détruisant ou endommageant presque tout dans un rayon de cinq kilomètres autour de l’explosion, tuant une grande partie de la population.

Les chefs d’état-major ont également supposé que la Chine répondrait à l’utilisation par les États-Unis d’armes atomiques en ripostant avec des armes atomiques, dont les chefs d’état-major ont supposé qu’elles seraient mises à la disposition du gouvernement chinois par l’Union soviétique.

Le rapport Halperin raconte que Twining a déclaré aux responsables du Département d’État que le bombardement des cibles visées avec des armes nucléaires tactiques « impliquerait presque certainement des représailles nucléaires contre Taïwan et peut-être contre Okinawa… » Cette hypothèse était fondée sur une estimation spéciale du Renseignement national qui avait été publiée le 22 juillet 1958. L’estimation avait conclu que si les États-Unis « lançaient des frappes nucléaires en profondeur en Chine communiste », les Chinois répondraient « presque certainement » avec des armes nucléaires.

Malgré l’acceptation de la probabilité qu‘il conduise à des représailles nucléaires de la part de la Chine, le président de l’état-major interarmées Twining n’a exprimé aucune hésitation sur le plan, affirmant que pour défendre les îles du large, « les conséquences devaient être acceptées. »

Les chefs d’état-major ont demandé des pouvoirs de guerre

Le plan des chefs d’état-major trahissait l’espoir des chefs militaires de retirer des mains du président le pouvoir de décision en matière de guerre nucléaire. Il stipulait que le plan serait mis en œuvre lorsqu’il serait « dicté par l’autorité américaine appropriée » – ce qui impliquait qu’il ne serait pas nécessairement décidé par le président.

Dans ses propres mémoires, Eisenhower se rappelle avec une certaine amertume comment, pendant la crise de 1958, il a été « continuellement pressé – presque harcelé – par Tchang [le généralissime nationaliste chinois Tchang Kaï-chek] d’une part, et par nos propres militaires d’autre part, pour demander une délégation de pouvoir en vue d’une action immédiate sur Formose [Taïwan] ou sur les îles du large… » Il n’a toutefois pas fait référence aux efforts déployés par les chefs d’état-major pour obtenir l’autorisation préalable d’utiliser des armes nucléaires sur le continent chinois.

Le libellé du plan de l’état-major interarmées a été modifié pour devenir « lorsque le président l’autorise », sur l’insistance d’Eisenhower, afin de prévoir que seuls des moyens conventionnels pourraient être utilisés, du moins dans un premier temps, pour la défense des îles, tout en laissant ouverte la possibilité d’utiliser des armes nucléaires tactiques en cas d’échec.

Mais les chefs d’état-major n’en avaient pas fini. Dans un document présenté à Eisenhower le 6 septembre, les chefs proposent d’être autorisés à s’opposer à toute attaque majeure contre Taïwan et à attaquer les bases continentales avec toute la force CINPAC qui peut être mise à contribution en cas « d’urgence résultant d’une attaque contre Taïwan et les îles du large se déplaçant si rapidement qu’elle ne permettrait pas de consulter le président… ». En outre, ils demandaient l’autorisation de répondre à une « attaque majeure de débarquement sur les îles du large », par « l’utilisation d’armes atomiques et une attaque aérienne américaine en soutien de l’armée de l’Air [nationaliste chinoise]… selon les besoins, uniquement avec l’approbation du président. » Eisenhower a approuvé le document avec ces qualificatifs.

Lorsque le secrétaire d’État John Foster Dulles a prévenu que le Japon s’opposerait fermement à l’utilisation d’armes nucléaires contre la Chine continentale, et interdirait le lancement d’armes nucléaires depuis son territoire, il suggèra que l’opposition aux armes nucléaires au Japon est « inspirée par les communistes » et que les dirigeants étrangers reconnaîtront bientôt que l’utilisation d’armes nucléaires par les États-Unis « est dans leur intérêt. »

Burke a conclu son argumentation en affirmant que si les États-Unis ne maintenaient pas la menace d’armes nucléaires tactiques dans les conflits, ils « perdraient le monde entier en trois ans. »

Cet argument manifestement absurde suggère que le désir intense des chefs d’état-major d’utiliser des armes nucléaires contre la Chine était moins motivé par une quelconque menace des Chinois communistes que par leurs propres intérêts institutionnels.

Dans le Washington d’avant la Guerre froide, la Marine américaine était le principal allié bureaucratique du régime du Kuomintang. Cette relation s’est forgée lorsque Tchang a fourni à la marine la base d’attache de sa 7ème flotte à Tsingtao, dans le nord de la Chine.

Les hauts gradés de la Marine dans le Pacifique avaient préconisé un soutien inconditionnel au régime de Tchang pendant la guerre civile avec les communistes et qualifié de « rosés » les fonctionnaires du département d’État – à commencer par le secrétaire George C. Marshall – qui avaient des doutes sur le leader du Kuomintang. En 1958, l’armée de l’Air était tellement attachée à son rôle de fournisseur exclusif d’armes nucléaires qu’elle insistait pour pouvoir utiliser des armes nucléaires dans toute guerre menée dans la région du Pacifique.

Le récit de la crise révèle que, lorsque le commandant de l’armée de l’Air dans le Pacifique, le général Lawrence S. Kuter, a appris la décision d’Eisenhower de défendre les îles du large avec des armes conventionnelles, il a relayé le message au général John Gerhart, chef d’état-major adjoint de l’armée de l’Air. À sa grande surprise, Gerhart répondit que l’armée de l’Air « ne pouvait pas accepter en principe » l’utilisation des forces du Strategic Air Command (SAC) pour de telles opérations non-nucléaires.

Au-delà du désir des chefs de la Marine et de l’armée de l’Air d’assurer leur présence à long terme et de renforcer l’importance de leurs rôles respectifs dans le Pacifique, les chefs d’état-major interarmées ont toujours aspiré à maximiser leur influence sur la politique américaine dans tout conflit où les États-Unis pourraient utiliser la force militaire.

Il s’est avéré que les Chinois n’ont jamais eu l’intention de déclencher une guerre à grande échelle pour les îles du large. Ils ont plutôt cherché à mettre en place un blocus du réapprovisionnement des îles par le biais de barrages d’artillerie, et lorsque l’armée américaine a fourni des escortes armées pour les navires effectuant le réapprovisionnement, ils ont pris soin d’éviter de frapper les navires américains.

Comme l’a observé le rapport Halperin, une fois que les Chinois ont reconnu qu’un blocus ne pouvait pas empêcher le réapprovisionnement, ils se sont contentés d’attaques d’artillerie symboliques sur Quemoy, qui ont été limitées à un jour sur deux.

C’est l’empressement des chefs d’état-major pour une guerre nucléaire contre la Chine, plutôt que la politique de la Chine communiste, qui a présenté la menace la plus grave pour la sécurité américaine.

Bien que les circonstances entourant le conflit entre les États-Unis et la Chine au sujet de Taïwan aient radicalement changé depuis cette étape de la Guerre froide, la crise de Taïwan de 1958 nous donne une leçon qui donne à réfléchir alors que l’armée américaine se prépare à une nouvelle confrontation militaire avec la Chine.

Gareth Porter est un journaliste d’investigation indépendant qui couvre la politique de sécurité nationale depuis 2005 et a reçu le prix Gellhorn du journalisme en 2012. Son livre le plus récent est The CIA Insider’s Guide to the Iran Crisis (Le guide des initiés de la CIA dans la crise iranienne, NdT), coécrit avec John Kiriakou, qui vient d’être publié en février.

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises, publié le 11 juillet 2021, Source : ConsortiumNews – 07-06-2021

Photo en titre : juin 1960 : Le président Dwight Eisenhower, à gauche, rend visite au président de la République de Chine Tchang Kai-shek et à Mme Chiang à Taipei, Taiwan. L’ambassadeur des États-Unis en République de Chine, Everett Drumright, figure également sur la photo. (USAID, Wikimedia Commons)

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