Conseil européen sur l’énergie jeudi, fin de l’enquête publique sur le centre d’enfouissement Cigéo le 23 octobre, discours d’Emmanuel Macron sur le plan d’investissement « France 2030 » : les déchets sont l’angle mort des discours prônant la relance du nucléaire. Pourtant, aucun pays au monde, de la Chine à la Finlande, n’a trouvé de solution pérenne pour les gérer.
Les déchets nucléaires sont peut-être la seule trace qui restera de notre civilisation dans 100 000 ans. Cette pensée formulée par des responsables de la sûreté nucléaire suédoise dans le documentaire Into Eternity, sur l’enfouissement des colis radioactifs en Finlande, donne la mesure du problème.
Chaque seconde de production d’électricité par des centrales nucléaires fabrique de nouveaux déchets. Chaque démantèlement de réacteur aussi : car ces équipements sont intensément radioactifs après plusieurs décennies d’utilisation. Et pourtant, ce sujet incontournable est absent des discours prônant la relance du nucléaire au nom de l’action climatique. Il sera question de production d’énergie lors du Conseil européen des 21 et 22 octobre, dans le contexte de la flambée des prix du gaz, de l’essence et de l’électricité. Mais aucun moment n’y sera consacré aux rebuts nucléaires.
Les déchets « à haute activité », les plus radioactifs, ont une durée de vie infiniment supérieure au temps d’une existence humaine : plusieurs milliers, plusieurs centaines de milliers ou plusieurs millions d’années – comme l’explique ici Delphine Pellegrini, adjointe au chef du bureau d’expertise et de recherche sur les installations de stockage au sein de l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire). Par exemple, le neptunium 237, le produit de fission le plus abondant, présente la période de radioactivité la plus longue : deux millions d’années. La durée de vie (1) du Pu 239, un isotope du plutonium, dépasse 24 000 ans.
Les combustibles composés de pastilles d’uranium qui permettent aux centrales nucléaires de produire de gigantesques volumes d’électricité sont considérés comme « usés » au bout de trois à quatre ans d’utilisation. Ils sont alors extraits des réacteurs et placés en piscine de refroidissement, pendant soixante ans environ. Mais ils continuent d’émettre des quantités importantes de rayonnement, très dangereux pour les humains et leur environnement, pendant des dizaines de milliers d’années. L’eau dans laquelle ils sont plongés sert de barrière de protection radiologique, et leur permet de refroidir. Mais sans protection radiologique, le débit de dose d’assemblages de combustibles usés peut s’élever de 1 à 100 grays par heure, après dix ans de refroidissement, expliquent les auteur·e·s du « World Nuclear Waste Report ».
Départ d’un train Castor transportant 6 conteneurs de déchets hautement radioactifs, à Nordenham, en Allemagne, le 3 novembre 2020. © Sina Schuldt/DPA/dpa Picture-Alliance via AFP
Le gray est une unité de mesure utilisée en nucléaire pour évaluer la dangerosité du rayonnement. On estime qu’une dose de 4 à 5 grays est létale. Ainsi, un élément de combustible usé, fraîchement déchargé d’un réacteur, sans protection, délivre une dose mortelle à un mètre en moins d’une minute. La radioactivité des combustibles usés est 100 millions de fois supérieure à celle des pastilles neuves d’uranium. Or l’Agence internationale de l’énergie estimait, en 2010, la quantité de combustibles nucléaires usés dans le monde à 340 000 tonnes de métal lourd – l’unité utilisée pour présenter les quantités de matières radioactives.
Dans son discours sur le plan d’investissement « France 2030 », Emmanuel Macron a annoncé un milliard d’euros d’investissement pour « développer des technologies de rupture » et notamment des « petits réacteurs nucléaires », sans aucune proposition précise concernant les déchets.
En France, l’enquête publique sur le centre d’enfouissement en couche géologique profonde des déchets radioactifs Cigéo, près de Bure, entre la Meuse et la Haute-Marne, se termine le 23 octobre. Il n’a fait l’objet de presque aucune déclaration publique des nombreuses personnalités politiques déclarant vouloir se présenter à l’élection présidentielle. La ministre de la transition écologique, Barbara Pompili, pourtant chargée de l’énergie et de la sûreté nucléaire, n’a alimenté aucune discussion à ce sujet dans l’espace public. Le hic, c’est que ce projet destiné à stocker les restes les plus radioactifs et les plus dangereux du système nucléaire national, à 500 mètres de profondeur sous terre, pour des dizaines de milliers d’années, est indispensable à la filière électro-nucléaire française.
Aujourd’hui, la plupart des déchets les plus radioactifs sont entreposés dans l’usine d’Orano – ex-Areva – à la Hague (Manche). Mais ce site est plein à ras bord et devrait être saturé en 2030 au plus tard. EDF, Orano, et le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) sont les principaux producteurs de déchets nucléaires en France. Fin 2018, l’Agence nationale de gestion des déchets radioactifs, l’Andra, estimait à 3 880 m3 la quantité de déchets à haute activité.
Si Cigéo est autorisé et entre en exploitation, des colis de substances ultra-radioactives, vitrifiées et enfermées dans des conteneurs scellés, devraient traverser la France pendant un siècle environ pour être enfouis dans les galeries souterraines lorraines pour des dizaines de milliers d’années.
À ce jour, aucun État ne leur a trouvé de réponses pérennes.
Est-ce une bonne idée d’enfouir autant de matières aussi dangereuses au même endroit, dans la croûte terrestre ? Quels sont les risques pour les travailleur·se·s qui conduiront ces trains et manipuleront ces colis ? Pour les habitant·e·s des territoires qui seront traversés par ces convois ? Pour celles et ceux qui vivent à proximité du futur centre ? Les conditions nécessaires à une discussion démocratique ont-elles été réunies, quand on sait à quel point l’opposition à Cigéo a subi de répression judiciaire et de harcèlement policier (voir ici notre dossier sur la surveillance de masse du mouvement anti-nucléaire) ?
Ces questions ne semblent pas préoccuper grand monde en dehors des acteurs de la filière et des cercles militants. Elles sont pourtant d’ampleur mondiale. Et à ce jour, aucun État ne leur a trouvé de réponses pérennes.
Aucun pays n’a encore réussi à mettre en œuvre l’enfouissement profond des restes radioactifs de son système nucléaire. Les États-Unis exploitent un site de stockage en profondeur, le Waste Isolation Pilot Plant (WIPP), au Nouveau-Mexique. Mais il ne contient que les déchets à vie longue provenant du secteur militaire. En 2014, il a connu un grave incendie qui a causé sa fermeture pendant trois ans. Le précédent projet de Yucca Mountain a été abandonné.
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Cette technique ne présente donc à ce jour aucune garantie de faisabilité. Seules la France, la Suède et la Finlande ont officiellement choisi un site. Cette dernière est le pays le plus avancé dans cette technologie, avec un chantier actuellement en cours à Onkalo, près de la centrale d’Olkiluoto, au sud de sa côte occidentale. Ce sont les seuls travaux aujourd’hui en cours dans le monde pour bâtir un site de stockage permanent sous terre.
Les pays qui ont choisi le stockage géologique profond ont l’intention de le faire dans le granit : en Finlande, en Suède, au Canada, aux États-Unis et en Chine, selon la veille faite par la revue Global Chance. La France est pour le moment la seule à avoir choisi l’argile.
L’État français se distingue par une autre particularité économique : il est le seul, avec la Russie à un degré moindre, à retraiter les combustibles irradiés pour produire du plutonium. Le retraitement des déchets consiste à séparer les différents composants du combustible nucléaire usé : uranium, plutonium, produits de fission. Cela sert à fabriquer un autre type de combustible, le MOX (combustible oxyde mixte), utilisé dans certaines centrales nucléaires. Mais les déchets issus de l’irradiation du MOX sont encore plus radioactifs et dangereux que les autres : une fois le MOX usé, ses déchets demandent un siècle supplémentaire d’entreposage en piscine, explique le « World Nuclear Waste Report ». Les anti-Cigéo reprochent à l’enfouissement de faire oublier les déchets et ainsi de rendre acceptable l’une des plus graves impasses du nucléaire.
L’« éclipse du public » au profit d’experts
Des alternatives existent-elles ? « Dans les autres pays ayant des centrales nucléaires, les combustibles irradiés ne sont pas retraités et constituent les déchets ultimes pour lesquels se pose le problème de leur gestion à long terme », explique le physicien Bernard Laponche. « En attendant, les combustibles irradiés, après un séjour en piscine de quelques années près des réacteurs, sont entreposés dans des conteneurs, en acier et en béton sur le site des centrales », poursuit le spécialiste, selon qui « ce système d’entreposage est très élaboré, dans des conteneurs de très haute qualité fournis en particulier par Orano, et peuvent durer bien au-delà de 100 ans. » À ses yeux, « la question du stockage définitif se pose mais… on a le temps ». Cet entreposage à sec, c’est ce que des ONG demandaient pour la France. À Bure et dans ses environs, les collectifs militants contre Cigéo exigent eux la sortie du nucléaire. Ils organisent une journée de mobilisation samedi 23 octobre, à l’occasion de la fin de l’enquête publique.
Lire aussi : Série. Bure: nucléaire et surveillance de masse par La rédaction de Mediapart
En dehors des aspects techniques et économiques – selon la Cour des comptes, la charge de gestion des déchets radioactifs s’élève à 32 milliards d’euros, et le gouvernement a chiffré à 25 milliards d’euros le coût de Cigéo selon un calcul opaque –, la question vertigineuse des rebuts nucléaires se heurte à un mur démocratique. « Une conduite purement scientifique et technique ne permet pas de relever les défis que représentent des programmes dont le niveau de risque est aussi élevé », notent les auteurs du « World Nuclear Waste Report ». Il faut accorder selon eux de l’importance à la « gouvernance » de ces projets, à la « co-construction » des politiques de gestion et de stockage des déchets, ainsi qu’au « rôle des communautés affectées ».
Au début du XXe siècle, le philosophe états-unien John Dewey s’était inquiété de l’« éclipse du public » au profit d’une nouvelle catégorie professionnelle : les experts certifiés susceptibles de se plonger dans la complexité sociotechnique, explique la sociologue Geneviève Pruvost dans son livre Quotidien politique. Dewey concluait que : « Tout gouvernement par les experts dans lequel les masses n’ont pas la possibilité d’informer les experts sur leurs besoins ne peut être autre chose qu’une oligarchie administrative en vue des intérêts de quelques-uns. »
Le sort des déchets nucléaires, à la fois en eux-mêmes et par leur disparition de l’espace public, semble se prêter particulièrement bien à cette confiscation démocratique.
Par Jade Lindgaard, publié le 20 octobre 2021
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Note (1) : NDLR : ne pas confondre période et durée de vie. Je rappelle que ce qui est appelé « période » n’est que le temps nécessaire pour que la radioactivité soit divisée par 2. Il faut donc 10 périodes pour qu’un matériau voir sa radioactivité divisée par 1000 (1024 très exactement). Le terme « durée de vie » ne devrait donc pas être utilisé en matière de radioactivité.
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