GUERRE EN UKRAINE : L’URANIUM DE LA RUSSIE RESTE EN DEHORS DU RADAR DES SANCTIONS EUROPÉENNES

Si l’UE se déchire actuellement autour d’un éventuel embargo sur le gaz et le pétrole russes, le sujet de l’approvisionnement en combustible nucléaire reste, lui, largement en dehors des radars. La République tchèque et la Slovaquie continuent de s’approvisionner en Russie.

Des avions russes qui atterrissent dans des pays de l’Union européenne ? En théorie, depuis début mars et les premières sanctions européennes décidées en représailles à l’offensive russe en Ukraine, cela est strictement interdit. Pourtant, tout au long du mois de mars, plusieurs Iliouchine en provenance de Moscou ont été repérés en République tchèque et en Slovaquie. Bénéficiaires d’« une dérogation spéciale », ces gros avions cargos transportaient une cargaison cruciale pour ces deux pays d’Europe centrale : du combustible nucléaire russe produit par TVEL, une filiale de la société russe Rosatom, destiné à alimenter les centrales locales de conception soviétique.

« Bien que la Slovaquie ait fermé l’espace aérien aux vols russes, une exception a été utilisée conformément à la réglementation applicable dans le cas du combustible nucléaire », a justifié le ministre de l’économie slovaque, Richard Sulik. Il faut dire que les quatre réacteurs nucléaires slovaques, tous du modèle de conception soviétique VVER-440, assurent plus de la moitié de la production électrique de ce petit pays d’Europe centrale enclavé comptant 5,5 millions d’habitants. Il est entièrement dépendant de Rosatom pour son approvisionnement en uranium. « Nous sommes désormais à l’abri », a affirmé, soulagé, M. Sulik, à la suite de ces très sensibles livraisons, qui permettent à la Slovaquie d’avoir des stocks suffisants jusqu’à la fin de l’année, au moins.

Si l’Union européenne se déchire actuellement autour d’un éventuel embargo sur le gaz et le pétrole russes, le sujet de l’approvisionnement en combustible nucléaire reste, lui, largement en dehors des radars à Bruxelles. C’est à peine s’il a été évoqué dans une résolution du Parlement européen pour demander qu’il soit inclus dans les sanctions. Cette idée est certes poussée en coulisses par l’Allemagne et l’Autriche, deux pays à la fois très dépendants du gaz russe et opposants historiques à l’énergie nucléaire. Mais jusqu’ici sans véritable impact. Tout aussi étonnamment, le sujet n’est pas brandi par Moscou, pourtant si prompt à utiliser le gaz comme instrument de chantage.

Aucune alternative

L’ensemble des 14 réacteurs VVER-440 encore en activité dans l’UE (en Hongrie, en République tchèque, en Slovaquie et en Finlande) ne disposent pourtant d’aucune alternative : Rosatom est la seule entreprise au monde à proposer un uranium compatible. « Mais ce sont des pays qui comptent stratégiquement beaucoup moins que ceux qui sont dépendants au gaz russe », juge Tomas Vlcek, professeur de relations internationales spécialiste du nucléaire à l’université Masaryk de Brno, en République tchèque, pour expliquer cette différence de traitement entre le gaz et l’uranium. Par ailleurs, estime-t-il, « Rosatom a toujours essayé de se montrer indépendant des décisions du Kremlin et ce serait très mauvais pour son image de fiabilité d’utiliser le combustible comme un levier dans le conflit ».

De fait, avec ses livraisons discrètes, Rosatom a prouvé sa capacité à fournir du combustible même en pleine guerre. La République tchèque et la Slovaquie ont pu refaire leurs stocks : Prague assure avoir désormais trois ans de combustible disponible. Sans compter que le « combustible russe est parfait, rappelle M. Vlcek. Les fournisseurs sont capables de s’adapter à chaque réacteur, ils n’ont pas de problème de livraison et le prix est bon. Donc, jusqu’à aujourd’hui, il n’y a aucun intérêt économique à en changer ».

L’américain Westinghouse propose bien un combustible compatible avec les standards soviétiques pour les réacteurs du modèle plus puissant VVER-1000, installés notamment en Bulgarie, mais il faudrait des années pour développer un combustible adapté au VVER-440. De son côté, la France ne dépend certes pas du combustible de Rosatom pour alimenter ses centrales, mais elle entretient de multiples coopérations avec l’entreprise russe qui seraient durement frappées en cas de sanctions. Propriété à 75 % d’EDF, Framatome a par exemple signé en décembre 2021 « un accord stratégique de coopération pour développer des technologies de fabrication de combustible » avec Rosatom.

Sortie à très long terme

Le conflit en Ukraine a toutefois poussé la plupart des pays concernés à entériner leur sortie – à très long terme – du nucléaire russe. La Finlande a annoncé début mai la rupture de son contrat avec Rosatom pour construire un nouveau réacteur à Hanhikivi, dans l’ouest du pays. La République tchèque avait exclu, déjà avant le conflit en Ukraine, les constructeurs russes et chinois de son appel d’offres pour construire une nouvelle unité destinée à remplacer ses vieux réacteurs VVER-440, installés à Dukovany, dans le centre du pays.

Une seule exception, de taille, subsiste : la Hongrie. Rosatom prévoit depuis 2014 d’y construire deux nouveaux réacteurs, avec le soutien du premier ministre nationaliste et proche de Vladimir Poutine, Viktor Orban. Même si le projet avance très lentement, le ministre hongrois des affaires étrangères, Peter Szijjarto, s’est rendu jusqu’en Turquie début mai pour rencontrer le directeur général de Rosatom. Il lui a promis que, malgré la guerre en Ukraine, M. Orban continuerait de soutenir ce projet destiné à rendre l’approvisionnement énergétique de la Hongrie « plus sûr et plus prévisible ».

Par Jean-Baptiste Chastand, (Vienne, correspondant régional), publié le 19 mai 2022 à 09h03, mis à jour le 19 mai 2022 à 11h33

Photo en titre : La centrale nucléaire de Kozloduy (Bulgarie), en 2011.

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