Entre maintenance et canicule, la centrale du Tarn-et-Garonne fonctionne a minima: un réacteur est arrêté pour inspection corrosion, l’autre tourne au ralenti depuis que le fleuve qui assure son refroidissement a dépassé les 28 degrés. Une illustration des problèmes inédits que rencontre le parc nucléaire d’EDF.
Une vague odeur de poisson pourri monte de la Garonne. Depuis la passerelle qui relie la centrale nucléaire de Golfech (Tarn-et-Garonne) aux turbines de la centrale hydroélectrique voisine, on aperçoit la carcasse de quelques gros poissons sur le radier en béton hors d’eau, une dizaine de mètres en contrebas. Le soleil n’est pas encore à son zénith et les eaux du fleuve clapotent mollement à l’étiage. Le débit de la Garonne est scruté chaque été afin de s’assurer que l’eau ne manquera pas pour les deux tours aéroréfrigérantes de plus de 170 mètres de haut engloutissant en moyenne chaque jour 6m3 /seconde pour refroidir les deux réacteurs de la centrale. En ce mercredi 20 juillet, un seul panache de vapeur d’eau s’élève faiblement dans le ciel. La centrale fonctionne a minima. L’un de ses deux réacteurs subit un arrêt programmé qui risque de se prolonger en raison de la découverte de points de corrosion à l’occasion du grand carénage. L’autre tourne au ralenti à cause de la canicule.
Le fleuve a dépassé la température fatidique de 28 degrés dès le 15 juillet à Valence d’Agen, en amont de la centrale, et les 29 degrés ont été atteints à Lamagistère, en aval. Pour éviter l’arrêt total de la centrale, comme ce fut le cas pour la première fois de son histoire en juillet 2019, EDF a demandé une dérogation pour Golfech comme pour la centrale du Blayais, située à 200 km en aval dans l’estuaire de la Gironde, et deux autres sites de production. Depuis la canicule de 2003, la réglementation qui encadre les rejets de chaque centrale nucléaire a été assouplie pour permettre à EDF de dépasser, en cas de «condition climatique exceptionnelle», les limites surveillées par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). C’est ce qui s’était déjà passé durant l’été 2018 à Golfech, trois jours durant. Pour des dérogations de plus longue durée, le producteur d’électricité est tenu de repasser sous les fourches caudines de l’ASN en déposant une demande de modification temporaire (DMT) auprès du «gendarme du nucléaire». Après avoir obtenu une première DMT expirant le 24 juillet, EDF a déposé une deuxième demande pour Golfech jusqu’au 7 août.
Court-bouillon
L’électricien explique maintenir sa production en bord de Garonne à la demande de RTE, le gestionnaire du réseau de transport de l’électricité chargé de veiller à ce que le pays ne manque pas d’électricité. C’est sans doute une bonne nouvelle pour faire tourner les climatiseurs, mais les derniers saumons de la Garonne ne risquent-ils pas de tourner de l’œil dans un fleuve qui vire au court-bouillon ? L’association Migado, qui assure le suivi des poissons migrateurs dans la Garonne et la Dordogne, a comptabilisé 165 saumons depuis le début de l’année à Golfech. Les chiffres sont fiables à l’unité près grâce à une caméra qui enregistre chaque passage dans «l’ascenseur à poissons» en service depuis 1987. L’ancien local technique de l’association avec ses deux grandes baies vitrées est désormais accessible au public pour des visites quotidiennes gratuites. Une autre visite permet d’appréhender le fonctionnement de la centrale nucléaire couplée à la centrale hydroélectrique voisine. Une configuration unique en France.
Si l’on en croit l’un des trois jeunes guides, ancien élève ingénieur visiblement plus à l’aise avec la physique nucléaire que la biologie, la centrale de Golfech et sa cousine hydroélectrique ne gêneraient en rien la remontée des poissons migrateurs. L’une et l’autre sont alimentées par le même canal bétonné d’une dizaine de kilomètres qui détourne la majeure partie du débit de la Garonne depuis le barrage de Malause, érigé en aval depuis les années 70. Faute d’apercevoir la queue d’un saumon, qui stoppe généralement sa migration vers les Pyrénées à la fin du printemps, on se contentera ce jour-là de deux malheureuses ablettes de quelques centimètres. Notre guide vante les mérites d’une sorte de «tapis» de moquette synthétique qui permet aux jeunes anguilles de se hisser à la force des nageoires 17 mètres plus haut, sans prendre l’ascenseur. L’espèce fonctionne à rebours des autres migrateurs en allant se reproduire dans la mer des Sargasses avant de remonter vers les cours d’eau douce à l’état larvaire. Elle demeure abondante dans la Garonne : plus de 230 000 anguilles déjà comptabilisées à Golfech depuis la mi-juin. Ce poisson frétille quand la température de l’eau grimpe, contrairement au saumon.
«Aucun poisson à la sortie de l’émissaire»
Selon la météo du fleuve du Syndicat mixte d’études et d’aménagement de la Garonne (SMEAG), qui publie des indicateurs calqués sur les indices de la qualité de l’air, l’eau du fleuve passe à l’orange pour les salmonidés à partir de 25 degrés et vire au rouge au-delà de 28 degrés. EDF assure que les rejets de l’eau qui refroidit les réacteurs de la centrale nucléaire ne réchauffent la Garonne qu’à dose homéopathique : 0,3 degré en moyenne horaire, «après dilution». En 2003, l’ASN avait relevé jusqu’à 33 degrés à la sortie des six orifices de rejets. «Il n’y a strictement aucun poisson à la sortie de l’émissaire», témoigne Marc Saint-Arroman. Ce militant historique contre la centrale a réalisé plusieurs prélèvements au milieu du fleuve. Les antinucléaires de la coordination Stop Golfech se focalisaient jusqu’à présent davantage sur les traces de pollutions chimiques ou radioactives. Personne n’avait vraiment pensé à tout simplement se saisir d’un thermomètre pour prendre la température du fleuve, talon d’Achille inattendu de la filière nucléaire.
Une étude réalisée par l’association Migado après la canicule de 2003 apporte de l’eau au moulin d’EDF. La publication assure que les saumons n’auraient pas davantage souffert des températures élevées que les autres années. Contre toute attente, c’est la population d’aloses, une autre espèce de poisson migrateur beaucoup plus commune dans la Garonne, qui s’est effondrée depuis 2004. Aucune étude scientifique n’explique la chute brutale de la présence de ce poisson, qui se reproduit entre Agen et Toulouse. Quant au saumon, poisson roi qui doit se rendre jusqu’au pied des Pyrénées pour frayer, une explication commode permet de justifier la stagnation des effectifs : les silures, espèce de poisson-chat géant, prolifèrent au pied de Golfech. On en trouve même dans l’ascenseur réservé aux poissons migrateurs. Migado en a compté 235 depuis le début de l’année.
Monstres de la Garonne
Ces nouveaux monstres de la Garonne, qui apprécient les eaux chaudes, sont accusés de manger les rares saumons qui tentent de passer. La question de leur élimination divise les pêcheurs, l’espèce n’étant pas classée «nuisible». Anti-silure assumé, le président de la société de pêche de Valence d’Agen s’inquiète surtout pour les autres salmonidés des petites rivières non-réalimentées du département. La Garonne, elle, bénéficie du soutien d’étiage des barrages situés dans les Pyrénées ou le Massif central. «Pour les truites, c’est foutu si on ne fait pas de nouveaux alevinages», dit Francis Millera, qui vient de remplacer l’ancien président pro silure de la Fédération départementale de pêche à la commission locale d’information (CLI) de Golfech. «Aucun représentant des pêcheurs ne nous a jamais interpellés sur le sort des saumons», assure pour sa part Pierre Gaillard, président de la commission fonctionnement, rejets et impacts sur l’environnement de cette instance de concertation entre EDF et les riverains. Retraité d’EDF, il ne cache pas qu’il trouve incongru qu’on se préoccupe des poissons. À ses yeux, le plus important est de suivre la réglementation. Même quand elle est à géométrie variable selon les saisons et les besoins d’électrons. Cet été, c’est la crainte de manquer d’électricité qui l’emporte sur d’autres considérations : au total, 30 réacteurs sur les 56 que compte EDF en exploitation sont actuellement à l’arrêt pour maintenance, inspection ou dépassement de la température de rejet des eaux de refroidissement. Du jamais vu. L’électricien tient donc à faire fonctionner autant que possible l’unique réacteur de Golfech disponible.
Dans l’obligation de compenser l’évaporation de la Garonne à Golfech quand l’eau du fleuve atteint les 29 degrés, EDF a donc commencé à ouvrir les vannes d’un barrage situé du côté de Mazamet (Tarn). Cet apport d’eau fraîche venu de la Montagne noire vient s’ajouter au soutien d’étiage réglé par le SMEAG, qui paie chaque été à EDF les kilowatts perdus dans ses ouvrages hydroélectriques des Pyrénées pour renflouer la Garonne. L’effet de cette injection d’eau à bonne température ne s’est pas fait attendre. Jeudi 21 juillet, EDF annonçait que son unique réacteur disponible à Golfech fonctionnait à nouveau à plein régime. Quant aux saumons qui avaient tendance à s’égarer dans le vaste plan d’eau formé par le barrage de Malause, ils sont pour la plupart transportés en fourgonnette réfrigérée par l’association Migado jusqu’en Ariège.
Par Stéphane Thépot, correspondant à Toulouse, publié le 24 juillet 2022 à 11h25
Photo en titre : Les tours de refroidissement de la centrale nucléaire de Golfech, située au bord de la Garonne, en avril 2019. (Regis Duvignau/Reuters)
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