LA BELGIQUE EMBARRASSÉE PAR UNE LIVRAISON D’ARMEMENT AU ROYAUME-UNI

Le contrat, objet d’un différend au sein de la coalition gouvernementale entre écologistes et libéraux, contreviendrait à la législation sur l’exportation dans le domaine nucléaire.  

Un nouveau sujet de discorde est apparu au sein du gouvernement belge et le premier ministre, Alexander De Croo, qui l’a qualifié de « sensible », devra faire preuve d’imagination pour le résoudre, préserver la cohésion de sa fragile majorité, mais aussi les relations de son pays avec le Royaume-Uni.

En cause, un contrat d’armement négocié par Londres avec une firme belge, mais désormais bloqué par un différend entre la gauche écologiste et la droite libérale francophone, membres du gouvernement fédéral, car il contreviendrait à la législation sur l’exportation de matériel à double usage (civil et militaire) dans le domaine nucléaire.

« À l’heure de la guerre en Ukraine, alors que le premier ministre rentre de Kiev, on doit absolument éviter toute polémique avec un allié », tempêtait, lundi 28 novembre, un député de la majorité. Un regain de tension est, pourtant, bien perceptible au sein de la coalition, depuis les informations révélées le 23 novembre par la chaîne LN24 au sujet de ce dossier classé secret-défense.

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Le Royaume-Uni entend acquérir un matériel belge de haute technologie, à savoir une presse isostatique, un appareillage qui permet de réduire la porosité des pièces métalliques et de renforcer leur densité. EPSI, une entreprise de Flandre orientale, est devenue un leader dans ce domaine, longtemps dominé par des firmes américaines.

« De très importants partenaires commerciaux »

Les autorités britanniques évoquent une commande dans un but de « recherche », sans doute militaire, mais l’équipement qu’elles espèrent acquérir peut également être utilisé pour la propulsion dans le domaine nucléaire. Selon des sources belges, la British Army voudrait d’ailleurs se servir de cet outil pour la maintenance de son armement atomique.

D’où le blocage actuel. Les écologistes et le PS francophone se basent sur une loi de 1981, révisée en 2010, qui interdit les exportations de matériels à double usage s’ils peuvent aider au développement du nucléaire « non pacifique ». La Région flamande – où EPSI a son siège – a, certes, accordé la licence d’exportation – nécessaire, puisque le Royaume-Uni n’est plus membre de l’Union européenne –, mais le gouvernement fédéral doit également donner son aval, après avoir évalué la conformité du contrat aux traités sur la non-prolifération nucléaire.

Une commission d’évaluation, regroupant des représentants d’une dizaine de ministères, s’est d’abord déclarée incompétente il y a quelques semaines. Le premier ministre indiquait, le 24 novembre, qu’elle se réunirait à nouveau prochainement et « déciderait conformément à la loi ». En parallèle, le chef du gouvernement insistait sur le fait que « les Britanniques sont nos voisins, nos partenaires dans beaucoup de domaines ; de très importants partenaires commerciaux, importants aussi dans le domaine de l’énergie, et naturellement dans l’OTAN ».

La colère monte à Londres

Des propos interprétés comme une tentative de calmer sa majorité d’une part et, d’autre part, la colère qui monte à Londres, même si une source gouvernementale belge affirme qu’« aucun signe de représailles » n’y est perceptible. Au Royaume-Uni, on reste muet, mais « on n’en pense pas moins », corrige un diplomate britannique interrogé par Le Monde.

La situation inquiète en tout cas la Wallonie, où la Fabrique nationale d’armes de Herstal négocie actuellement un contrat pour le renouvellement de mitrailleuses pour les forces armées britanniques. Il porterait sur 60 millions d’euros, mais ne serait que le premier d’une série devant bénéficier tant à la Flandre qu’à la Wallonie.

La Belgique va-t-elle, ainsi que le craint le député centriste Georges Dallemagne, membre de l’opposition, « affaiblir la dissuasion nucléaire d’un pays allié au moment où la Russie agite la menace nucléaire » ? Ce serait embarrassant. D’autant, se souviennent certains, que Bruxelles a livré naguère une presse isostatique à l’Iran en 2004. Celle-là n’était, selon les autorités de l’époque, pas soumise à une licence d’exportation. Elle a toutefois été livrée à une entreprise qui n’était pas celle mentionnée au départ, ce qui a laissé un gros doute quant à sa destination et son utilisation finale.

« Stupidité dogmatique »

Les juristes de M. De Croo planchent désormais, selon le journal Le Soir, sur une solution, difficile à élaborer, mais qui contenterait toutes les composantes de sa majorité : la loi belge ne serait pas modifiée, pour contenter la gauche, mais la presse isostatique serait bien exportée, du moins si l’on trouve dans les dispositions légales adoptées après le Brexit le moyen permettant d’honorer le contrat. Ce qui satisferait la droite libérale francophone dont le président, Georges-Louis Bouchez, a qualifié de « stupidité dogmatique » la position de ses alliés gouvernementaux.

Le conflit entre les différentes composantes de la majorité porte-t-il, en fait, réellement sur la livraison du matériel en question ou révèle-t-il plutôt les sourdes rivalités qui minent la coalition de M. De Croo ? La question a été posée par plusieurs médias. Ils évoquent la possible origine de la confrontation actuelle : les Verts ont dû admettre, le 4 novembre, le principe d’une visite de la ministre libérale des affaires étrangères, Hadja Lahbib, au Qatar, pour la Coupe du monde de football. Ils s’y opposaient fermement et, désireux de prendre une revanche politique, ils auraient dès lors exhumé le dossier de la vente au Royaume-Uni. « C’est faux, nous n’avons établi aucun lien entre ces deux affaires, c’est une pure affabulation », affirme au Monde, le vice-premier ministre, Georges Gilkinet, du parti Ecolo.

Par Jean-Pierre Stroobants, (Bruxelles, Correspondant), publié le 29 novembre 2022 à 10h53, mis à jour le 29 novembre 2022 à 10h53

Photo en titre : Le premier ministre belge, Alexander De Croo, lors d’un point de presse après le Sommet international sur la sécurité alimentaire à Kiev, en Ukraine, le 26 novembre 2022.

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