Alors que le gouvernement souhaite garder en service « aussi longtemps que possible » les centrales atomiques françaises, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) remet en question la pertinence de son modèle, qui ne permet pas d’acter rapidement la prolongation des réacteurs à 60 ans et au-delà. Le gendarme tricolore du nucléaire compte désormais s’inspirer du modèle américain où les licences d’exploitation courent parfois jusqu’à 80 ans.
Les réacteurs nucléaires français peuvent-ils fonctionner au-delà de 60 ans ? Pour le savoir, le gendarme du nucléaire tricolore compte éventuellement s’inspirer des méthodes américaines. « Nous souhaitons nous enrichir des expériences à l’étranger et notamment des Américains », a déclaré lundi 23 janvier Bernard Doroszczuk, le président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), lors de la présentation des vœux à la presse.
La réponse doit être apportée le plus rapidement possible pour donner de la visibilité à la filière et fournir des éléments clés à la définition de la politique énergétique française. « Certains scénarios énergétiques [notamment le scénario N03 établi par le gestionnaire du réseau de transports d’électricité RTE dans le cadre du rapport Futurs énergétiques 2050, ndlr] considèrent la poursuite des réacteurs jusqu’à 60 ans, voire au-delà. Or ces scénarios n’ont de sens que s’ils sont accessibles. Sinon ils vont nous mettre en difficultés », pointe Julien Collet, directeur général adjoint de l’ASN. « Nous devons estimer les échéances calendaires associées pour que la politique énergétique soit cohérente avec les limites de sûreté », complète-t-il.
Le gendarme du nucléaire souhaite ainsi qu’EDF se penche sérieusement sur la question afin de fournir un dossier détaillé d’ici la fin 2024. « Nous voulons voir cette échéance inscrite dans la prochaine PPE [programmation pluriannuelle de l’énergie, ndlr] », a précisé le président de l’instance de contrôle. L’ASN entend ensuite instruire ce dossier détaillé avec l’appui de l’IRSN, son bras technique, pour prendre une position fin 2026 au plus tard.
Une rupture dans la doctrine
Actuellement, les réacteurs nucléaires français ne sont associés à aucune durée de vie. Toutefois, les calculs de sûreté sur les composants ont été réalisés pour 40 ans. Dès lors, la prolongation de leur fonctionnement au-delà de cette échéance est conditionnée à un réexamen de contrôle, qui a lieu tous les dix ans : la fameuse visite décennale. Concrètement, ce réexamen comporte deux volets. Le premier consiste principalement à s’assurer de la conformité et de la maîtrise des phénomènes de vieillissement. Le second, à augmenter le niveau de sûreté en s’approchant autant que possible des objectifs de sûreté de l’EPR, qui est un réacteur de troisième génération. Une fois l’examen passé, le réacteur est ainsi autorisé à fonctionner dix années supplémentaires.
Mais en parallèle de cette doctrine ancrée sur les visites décennales, l’ASN souhaite désormais développer une approche plus prospective, afin de déterminer jusqu’où il serait envisageable de poursuivre l’exploitation des réacteurs. Une grande première dans la philosophie du gendarme du nucléaire.
« Le pas décennal n’est pas adapté pour anticiper avec suffisamment de délais », a expliqué Bernard Doroszczuk. « Nous engageons un travail en profondeur sur les perspectives pour aller au-delà de 60 ans ». Ce travail va se réaliser dans un premier temps avec les méthodes de calcul actuellement en vigueur en France, mais le gendarme du nucléaire souhaite également qu’EDF se penche sur l’utilisation d’autres méthodes, notamment certaines employées aux États-Unis.
« En fonction des limites que nous rencontrerons, nous pourrons nous poser la question éventuelle de faire évoluer les méthodes de justification [comprendre des méthodes de calcul, ndlr] que nous utilisons pour savoir s’il est possible d’aller au-delà. Pour cela, nous nous inspirerons des méthodes utilisées à l’étranger et notamment aux États Unis, qui ont une certaine avance sur ce sujet sur la France. Une avance tout à fait normale puisque le parc nucléaire américain a été construit avec 10 à 15 ans d’anticipation par rapport au parc français », a exposé le président de l’ASN.
Vers plus de souplesse dans les méthodes de calculs
La question de l’évolution des méthodes se pose notamment pour l’estimation de la durée de vie de la cuve, qui est un élément irremplaçable et qui dimensionne donc la durée de vie d’un réacteur.
« La cuve se fragilise sous l’effet de l’irradiation. Les propriétés du métal se dégradent dans le temps jusqu’au moment où les propriétés mécaniques sont trop dégradées pour autoriser la poursuite d’exploitation », explique Julien Collet.
Dans les calculs mécaniques mis en œuvre pour cette estimation, la France impose que le plus grand défaut soit pris en compte à l’endroit le plus pénalisant. Une approche qualifiée de conventionnelle. Les Américains, eux, privilégient une approche probabiliste : ils calculent une probabilité de répartition des défauts dans les matériaux.
Les phénomènes physiques retenus dans les calculs ne sont pas non plus les mêmes de part et d’autre de l’Atlantique. Actuellement, la France ne retient pas dans ses calculs les phénomènes potentiellement favorables. Par exemple, si une fissure apparaît à l’intérieur du matériau de la cuve, elle risque de se propager jusqu’à la peau externe. Elle devient alors traversante. Mais, au fur et à mesure que la fissure se propage, elle va rencontrer un matériau plus chaud et donc plus mou, qui peut potentiellement arrêter la fissure. « C’est une hypothèse reconnue dans certains modes de calculs aux États-Unis, mais pas en France », pointe Julien Collet.
Or aujourd’hui, le gendarme du nucléaire se dit prêt à lever « un certain nombre de conservatismes ». L’objectif est d’identifier « quelles sont les souplesses que l’on pourrait dégager dans les calculs mécaniques des cuves sans remettre en cause le niveau de sûreté », assure le directeur général adjoint.
Dans cette optique, les équipes de l’ASN se sont récemment rendues aux États-Unis pour rencontrer leurs homologues de de la Nuclear Regulatory Commission (NRC) ainsi que les membres de l’Electric Power Research Institut (EPRI), un institut de recherche spécialisé dans la production électrique des États-Unis.
« Ce qui ressort très nettement, c’est qu’il y a beaucoup de convergences entre la France et les États-Unis sur les sujets les plus sensibles et la manière de les aborder, » a fait valoir Bernard Doroszczuk.
Les centrales américaines vieillissent moins vite
Néanmoins, un élément important doit être pris en compte : les centrales américaines ne vieillissent pas tout à fait au même rythme que leurs homologues tricolores. Car aux États-Unis, l’énergie atomique fonctionne « en base ». En d’autres termes, les réacteurs produisent de l’électricité de manière continue, sans grandes variations de puissance.
« C’est très différent de la France, où la production nucléaire fluctue énormément. Quand la demande est très faible, notamment la nuit, ou que les éoliennes prennent en partie le relais car il y a du vent, EDF réduit la voilure », explique à La Tribune Tristan Kamin, ingénieur en sûreté nucléaire.
Et ce phénomène, appelé « modulation », n’est pas sans conséquences. À l’instar d’un « moteur de voiture » qui « préfère tourner toujours au même régime », les réacteurs soumis à de fortes variations de température « sont plus sollicités mécaniquement », explique-t-on à l’ASN. Ce qui entraîne forcément de la fatigue, et, par là-même, une usure plus rapide de certaines pièces. Lundi, Bernard Doroszczuk lui-même a évoqué ce problème : « Avec l’arrêt de la production pilotable d’origine fossile, […] les fluctuations de la demande d’électricité devront être encaissées par le parc nucléaire. La question, c’est : est-ce que ça conduit à effets particuliers en termes de prolongation du parc ? », a-t-il lancé.
La modulation limite les marges de sûreté
D’autant que le sujet ne se limite pas à l’usure des pièces et à leur éventuel remplacement. En effet, ces fluctuations réduisent également les marges de sûreté qui s’appliquent en France. Concrètement, une augmentation soudaine de la puissance d’un réacteur occasionne des flux neutroniques très importants dans son circuit primaire. Or, si un accident survient à ce moment critique, « l’impact sur la cuve sera potentiellement très important », souligne un ingénieur d’EDF ayant requis l’anonymat.
Résultat : l’ASN doit calibrer ses règles de sûreté sur ce scénario « du pire », ce qui rehausse encore les exigences pour la prolongation du parc. « Tandis que les Américains, eux, ne doivent pas s’y adapter ! Ils ont donc beaucoup moins de variables à prendre en compte quand ils doivent statuer sur la durée de vie d’une centrale », insiste l’ingénieur d’EDF.
Sur le sujet, les Britanniques ont d’ailleurs emprunté la même voie qu’outre-Atlantique :
« Quand EDF a vendu son EPR en Angleterre, l’entreprise a également proposé son mode de pilotage, c’est-à-dire la possibilité de varier régulièrement la puissance du réacteur. Mais les Anglais ont affirmé qu’ils ne voulaient pas l’utiliser de cette manière, afin de ne pas réduire leurs marges de sûreté », poursuit-il.
S’inspirer en tenant compte des disparités
Dans ces conditions, faudrait-il aussi limiter la modulation du parc dans l’Hexagone, afin de préserver au maximum les centrales tricolores, et ce, à moindre coût ? « La question se pose réellement », estime l’ingénieur sûreté d’EDF. Par exemple, en modifiant l’ordre d’appel des moyens de production sur le marché, qui priorise aujourd’hui l’éolien intermittent au nucléaire pilotable. Ou encore en empêchant les variations de puissance de certains des réacteurs d’EDF, imagine-t-il.
« Ce n’est pas possible en France », objecte-t-on à l’ASN. « La puissance du parc dépasse la consommation, on est donc obligé de moduler la puissance de plusieurs centaines de mégawatts, notamment la nuit », affirme Julien Collet. Il faut dire qu’outre-Atlantique, le mix énergétique s’avère, lui aussi, bien différent du nôtre : alors que le nucléaire couvre en théorie près de 75% de la demande d’électricité de l’Hexagone, ce chiffre ne dépasse pas les 30% aux États-Unis. En bref, il s’agira donc de s’inspirer, en partie, des méthodes américaines, sans pour autant oublier ces disparités importantes.
Par Marine Godelier et Juliette Raynal, publié le 24 janvier 2023 à 15h45
Photo en titre : Crédits : Robert Pratta
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