DOSSIER SPÉCIAL. L’histoire du « European Pressurised Reactor » (EPR), vendu comme plus sûr et plus puissant que la génération précédente de réacteurs, est émaillée d’erreurs, de retards et de précipitations. L’avenir énergétique de la France repose encore sur cette technologie améliorée à travers sa version EPR 2, encore en développement.
Chroniques d’un accident industriel.
Feuilleter le livre de l’histoire des EPR ramène à des pages si lointaines qu’on peine à croire qu’il s’agit de la même saga, toujours inachevée. Tout débute au sommet franco-allemand de 1989. À l’époque, le couple Mitterrand-Kohl avance main dans la main et veut sceller sa coopération dans des projets ambitieux. Quoi de plus stratégique de l’énergie ? Le programme baptisé « European Pressurised Reactor » est officiellement lancé en 1992. Dans une Europe encore ébranlée par l’onde de choc de la catastrophe de Tchernobyl en 1984, ce réacteur promet d’allier davantage de puissance à une sécurité optimale.
Mais derrière la bonne entente des dirigeants, la relation entre les ingénieurs français et allemands est loin d’être idyllique car trop déséquilibrée. À la sortie des années 1970-1980, la filière nucléaire tricolore est ultra-compétitive et s’exporte dans le monde entier. EDF n’est pas enchanté de repartir d’une feuille blanche et de jeter à la poubelle ses travaux sur le réacteur REP-2000, successeur annoncé du réacteur N4+, dernier modèle à avoir été mis en service à ce jour en France à Civaux, à la fin des années 1990.
Les autorités de sûreté française et allemande ont aussi des attentes différentes, l’Allemagne réclamant des enveloppes de protection de béton et d’acier nettement plus épaisses autour du réacteur. Sans parvenir à s’entendre, chacun empile ses réglementations dans le cahier des charges conçu comme une cathédrale de normes. Jusqu’à devenir impossible à construire ? « L’EPR est un engin trop compliqué, quasi-inconstructible », a admis lors d’une audition à l’Assemblée nationale l’ancien PDG d’EDF Henri Proglio.
Monstre d’acier et béton
« La technologie des EPR n’est pas fondamentalement différente de celle des réacteurs existants. Toute sa complexité vient de l’architecture de sûreté. Il embarque beaucoup plus de béton, d’acier, de systèmes d’alerte que les anciens réacteurs », résume Nicolas Goldberg, expert énergie du cabinet Colombus Consulting, pour décrire ce « monstre » d’acier et de béton dont parle l’ancien directeur exécutif d’EDF Hervé Machenaud.
Malheureusement, l’Allemagne est une partenaire capricieuse, qui après avoir dicté ses conditions, se retire du projet à la faveur d’un changement de coalition. En 1998, les écologistes entrés au gouvernement gèlent les projets nucléaires outre-Rhin. Les industriels français héritent seuls d’un design de réacteur qu’ils n’ont pas vraiment voulu et qui ne leur garantit aucune commande.
À la fin des années 1990, le climat n’est guère plus favorable au nucléaire sur l’autre rive du Rhin. Sous la pression de ses alliés écologistes représentés au gouvernement en 1997 par la ministre de l’Environnement Dominique Voynet, le Premier ministre Lionel Jospin tarde à appuyer sur le bouton de lancement des premiers chantiers EPR. L’impatience monte dans la filière.
Deux naufrages
Face à un horizon bouché en France, les entreprises françaises cherchent à l’étranger un hypothétique eldorado… et le trouvent. En Finlande, Areva, ex-Framatome (fabricant de chaudière nucléaire et partenaire historique d’EDF), remporte aux côtés de Siemens la fabrication de deux réacteurs EPR à Olkiluoto au sud-ouest du pays. Trop heureux de faire sortir de terre les premiers exemplaires au monde, les deux groupes concèdent des rabais considérables.
À défaut de faire sa fortune, la patronne d’Areva Anne Lauvergeon veut faire d’Olkiluoto une vitrine de ses compétences pour engranger ensuite d’autres contrats ailleurs. Tout à son obsession de distancer son rival EDF, les Américains de Westinghouse et les Corées de Kepco, Areva se précipite et sous-estime l’ampleur de la tâche alors que seulement 10% de l’étude de design est achevée.
Ce qui devrait être un ouvrage pionnier creuse un gouffre financier qui engloutit progressivement ses ressources et l’entreprise elle-même. L’enveloppe budgétaire enfle de 3,4 à 11 milliards d’euros, tout comme les délais qui accusent finalement douze ans de retard.
Désindustrialisation et pertes de savoir-faire
Côté EDF, « le chantier du siècle » s’ouvre en 2007, trois ans après le feu vert du gouvernement Raffarin. A Flamanville dans la Manche, doit être apportée la preuve du bon fonctionnement des EPR au moment où Areva s’enlise à Olkiluoto. De la Baltique à la Manche, la même impréparation précipite le même naufrage. Les coûts dérivent à l’identique de 3,5 à 13,2 milliards d’euros avec là aussi douze ans de retard au bas mot.
En moins de deux décennies, le crédit de l’atome français est entamé. Comment expliquer deux échecs industriels quasiment jumeaux ? D’après les conclusions de la Cour des comptes, la concurrence féroce entre Areva et EDF mine de l’intérieur une filière française, dont les compétences sont quelque peu rouillées après onze ans sans la moindre fabrication de réacteur.
« La désindustrialisation, synonyme de perte de savoir-faire dans la production de béton, la qualité des soudures, a pesé notamment à Flamanville. L’absence de chantiers en série a empêché de maintenir un tissu de sous-traitants faute de visibilité. On constate les mêmes difficultés dans tous les pays occidentaux pour bâtir des réacteurs, EPR ou pas. Ce ne sont d’ailleurs pas des difficultés inhérentes au nucléaire », insiste Nicolas Goldberg qui note qu’à l’inverse « la construction des EPR ne connaît pas ces difficultés en Chine », laquelle sème des réacteurs sur tout son territoire.
En 2007, les Chinois confient notamment à Framatome et EDF la réalisation de deux EPR à Taishan.
Taishan et Hinkley Point pour faire oublier Flamanville
Eclairé par ses précédents ratés et appuyé sur l’expérience récente des Chinois, EDF parvient cette fois à activer deux réacteurs EPR de première génération à Taishan en dix ans. Autre victoire à l’export, EDF est chargée en 2013 de fournir deux réacteurs EPR à la centrale de Hinkley Point au Royaume-Uni en collaboration avec le chinois CGN. Plus lent que Taishan mais moins fastidieux que Flamanville, Hinkley Point C doit arriver à son terme en 2026. Il est l’ultime chantier d’EPR première génération.
Depuis 2011 s’ébauche une deuxième version EPR 2 simplifiée à partir des retours des chantiers.
« L’EPR 2 ne devrait même pas s’appeler EPR tant il est profondément différent. Par rapport à l’EPR 1, on enlève une enceinte de confinement, des surcouches, des circuits de sécurité, des bâtiments pour faire un réacteur moitié moins cher et surtout beaucoup plus facile à construire qu’à Flamanville », relève Tristan Kamin, ingénieur nucléaire qui souligne par exemple qu’« on passe de 1.700 références de portes à moins de 70 ».
Un défi immense mais pas insurmontable
Face aux difficultés sans fin des chantiers, l’abandon pur et simple du projet EPR aurait-il pu être un moment envisagé ? « En 2011, EDF ne se voyait pas repartir de zéro. Il y a un effet de cliquet. Plus on avance, plus on investit d’argent, moins on peut faire demi-tour », considère Nicolas Goldberg. La finalisation de Taishan et d’Olkiluoto, les avancées convaincantes au Royaume-Uni de Hinkley Point, deux EPR 2 co-réalisés au Royaume-Uni par EDF, donnent des motifs d’espoir.
C’est désormais de ce modèle EPR 2 que dépend l’avenir énergétique de la France. Son design est en cours de développement pour atteindre 70% d’achèvement au commencement des premiers chantiers. En février 2022, dans l’usine emblématique de chaudronnerie nucléaire de Belfort, Emmanuel annonce la construction de six nouveaux EPR, marquant sa rupture avec plus de vingt ans d’atermoiements de l’Etat sur fond de considérations politiques. Le chef de l’État fixe un défi immense mais pas insurmontable. « La filière est prête à délivrer ce projet majeur », clame le Groupement des Industriels Français de l’Energie Nucléaire (Gifen), qui vante les leçons du passé et les perspectives d’avenir offertes par la relance de l’atome.
« Ça y est, on sort la tête de l’eau sur les EPR. En Chine et en Finlande, les réacteurs tournent. Ailleurs, on a identifié les problèmes même si le coût énorme des projets EPR, qui étaient initialement présentés comme plus économiques, demeure », conforte Tristan Kamin à l’unisson de Nicolas Goldberg. Reste qu’aujourd’hui, aucun électron n’est encore sorti d’une centrale nucléaire EPR en France. Flamanville doit entrer en service mi-2024 au plus tôt. Soit 32 ans après le démarrage du programme EPR.
Lire aussi : Nucléaire : coup dur pour EDF, l’EPR de Flamanville à nouveau retardé de six mois
Par Paul Marion, transmis par ETX Studio, publié le 26 mars 2023 à 7h00
Photo en titre : La centrale de Flamanville, encore en construction. (Crédits : Reuters)
https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/energie-environnement/l-epr-le-chemin-de-croix-du-nucleaire-francais-952225.html
Commentaires récents