« LA CROISSANCE DES RENOUVELABLES VA RINGARDISER LE NUCLÉAIRE », YVES MARIGNAC, EXPERT NUCLÉAIRE DE L’ASSOCIATION NÉGAWATT

Invitée au lancement des travaux du Conseil national de la refondation sur la planification du mix énergétique, négaWatt constate les limites de l’exercice : le gouvernement suit la trajectoire tracée par le président de la République le 10 février 2022, dans son discours de Belfort. L’association mise sur l’appétence des Français et des élus locaux pour une planification énergétique décentralisée.

Après le lancement des travaux du Conseil national de la refondation sur le mix énergétique, le 11 avril, n’avez-vous pas le sentiment que tout est joué d’avance ?

Je n’ai pas senti de volonté de co-construction. L’enjeu consiste moins à ajuster la trajectoire qu’à présenter le positionnement des parties prenantes, par rapport à des orientations que le gouvernement juge nécessaires. Pour autant, l’état des lieux ne m’a pas paru inutile : il a montré une adhésion inédite à la notion de sobriété, dans un contexte institutionnel.

Quels commentaires vous inspire la trajectoire tracée par la ministre de la Transition énergétique ?

Le gouvernement s’empêtre dans une contradiction dont il explicite les termes, sans en tirer les conséquences.

D’un côté, il mise très fort sur l’électricité, comme en témoigne l’introduction sur le volet production, confiée à RTE (NDLR : Réseau de transport d’électricité). L’Ademe (NDLR : Agence de la transition écologique) aurait pu présenter des scénarii plus ouverts, intégrant les réseaux locaux de chaleur.

De l’autre côté, on nous explique à la fois la nécessité et la difficulté d’un développement immédiat des renouvelables, avant de laisser la place au nucléaire. Autrement dit, le gouvernement pose les termes d’une équation qui rend le nucléaire nécessaire, tout en expliquant la difficulté de sa mise en œuvre.

Cette difficulté se focalise notamment sur les ressources humaines…

La ministre a chiffré un besoin de 100 000 recrutements en sept ans. Cet objectif entraîne un risque de pénurie de compétences pour d’autres secteurs en déficit. Même François Bayrou, haut-commissaire au plan, semble douter de la tenue des échéances, lorsqu’il parle du premier électron du nouveau nucléaire « au mieux » en 2035.

Pourquoi concentrer tant de moyens pour des résultats aussi incertains, au lieu de miser sur les leviers les plus efficaces à court terme ? Pour moi, l’équation ne peut se résoudre que par la réduction de la demande électrique, atteignable par plus d’efficacité et plus de sobriété.

Après le lancement des travaux du CNR, l’association négaWatt se tient-elle prête à participer aux étapes suivantes, dans des groupes de travail spécialisés ?

Le 11 avril, j’ai répondu à une sollicitation du cabinet de la ministre, qui demandait à négaWatt une intervention sur la sobriété. Nous nous tenons prêt à continuer à exprimer nos visions, mais je ne suis pas sûr que nous soyons considérés comme membre du CNR à part entière, et nous ne ferons pas de forcing dans ce sens.

Pour les ONG, la multiplication des instances de débat peut poser des problèmes de disponibilité, comme vous pouvez le constater dans ce premier semestre : le mix énergétique, les centrales EPR, le plan sobriété, la rénovation énergétique des bâtiments…

Quel bilan tirez-vous des débats sur le mix énergétique et les EPR ?

Je constate le manque d’enjeu. Pendant le débat sur le mix énergétique, le vote du Sénat, qui a mis fin à la perspective d’une réduction de la part du nucléaire dans le mix énergétique, a donné des arguments à ceux qui prônent le boycott. Personne n’est dupe.

Peu d’observateurs l’ont noté, mais le vrai changement d’orientation date du discours prononcé par le président de la République à Belfort, le 10 février 2022 : il fixe à 40 % l’objectif de diminution des consommations énergétiques dans les 30 prochaines années, au lieu des 50 % visés en 2015. Dans son esprit et en contradiction avec les lois de transition énergétique de 2015 ou Énergie Climat de 2019, électrifier plus pour décarboner plus permet de réduire les besoins de diminution de consommation. Les débats publics sur l’avenir du mix énergétique et sur les réacteurs EPR 2 se sont ouverts sur cette base.

Comme expert associé à la phase finale du forum de la jeunesse en janvier dernier, j’ai vu les fiches fournies : elles demandaient de se prononcer sur les conditions de mise en œuvre d’une série d’objectifs explicitement fondée sur le discours de Belfort, qu’il s’agisse de production nucléaire ou d’énergies renouvelables. Le Sénat a ensuite donné corps à cette fermeture, présente dès l’origine du processus de consultation publique. Quel contraste avec les débats ouverts et construits de la période 2012-2013 !

Diriez-vous qu’il y a une crise de la démocratie environnementale ?

Je suis frappé par la nature de plus en plus incantatoire de la justification du nucléaire, et par le déni opposé à toute alternative. De plus en plus souvent, j’entends qu’« aucun expert ne considère comme réaliste une transition fondée à 100 % sur le renouvelable », alors même que RTE et l’Ademe ont démontré la faisabilité d’un tel scénario. Les réseaux sociaux parlent de « vérité scientifique » et disqualifient les points de vue divergents comme « non scientifiques » ou « idéologiques ». Ceux-là mêmes qui appellent à sortir de la radicalisation amplifient la polarisation des débats.

Lors de la réunion du CNR, les interventions des associations des maires de France et des maires ruraux ont bien mis en lumière les racines de cette crise de la démocratie environnementale. Tous conviennent que la transition énergétique relève de la planification locale. Cette conclusion ressort aussi du débat sur l’avenir du mix.

Mais cette demande horizontale, transversale, diffuse et décentralisée se heurte à l’histoire de France, à l’héritage d’un monopole vertical au service d’une production centralisée. On part de très loin, pour défaire ce nœud démocratique.

Le récent rapport d’enquête parlementaire sur la souveraineté et l’indépendance énergétique de la France a-t-il clarifié les données du débat ?

Les auteurs expliquent qu’ils se sont efforcés de ne pas commettre l’erreur de focaliser leur attention sur le nucléaire. Mais ils se méprennent profondément sur l’analyse des errements de la politique énergétique. Ils en attribuent la cause à l’idéologie anti-nucléaire, alors même que le prisme pro-nucléaire a fermé l’horizon. Surtout, leurs conclusions et recommandations posent les fondements d’une relance de cette énergie, parfois contre tout réalisme, dans un grand mouvement de retour vers le futur. Or, on ne répondra pas au défi de 2050 avec le logiciel des années 1980. La relance du nucléaire dépasse le cadre du mix énergétique à l’horizon 2050. Elle implique un modèle de société et de maîtrise des risques qui nous engage pour un à deux siècles, en comptant l’enfouissement des déchets.

Malgré cet obstacle, pensez-vous que les dispositions de la loi d’accélération sur les énergies renouvelables relatives à la planification horizontale et décentralisée offrent une chance à un autre modèle ?

Extrêmement intéressante, la situation actuelle se caractérise par une course de vitesse.

D’un côté, j’observe une volonté de cranter aussi vite que possible la relance nucléaire, avec une loi d’accélération qui n’a aucun impact sur les échéances finales, dictées par le temps de l’ingénierie.

De l’autre, se développe une dynamique de plus en plus opposée : chacun constate que les ENR se déploient beaucoup plus vite que le nucléaire. Personne ne méconnaît l’impératif de sobriété.

Cette réalité ringardise de plus en plus le choix du nucléaire, justifié en apparence par l’argument de la décarbonation, mais dont je situe ailleurs la véritable raison : maintenir EDF à flot, en le rendant « too big to fail » (NDLR : trop gros pour s’écrouler). Mais la très forte augmentation prévisible des ENR et le tassement de la consommation vont sans doute réduire la force de l’argumentaire climatique des partisans du nucléaire.

Propos recueillis par Laurent Miguet, publié le 17 Avril 2023 à 13h00

Photo en titre : © DIGBO

https://www.lemoniteur.fr/article/la-croissance-des-renouvelables-va-ringardiser-le-nucleaire-yves-marignac-expert-nucleaire-de-l-association-negawatt.2266706