L’Allemagne a tourné le dos au nucléaire pour mettre le cap sur les énergies renouvelables. Pour compenser leur intermittence, charbon et gaz font office d’énergie de transition. Reportage à la centrale de Lubmin, le long de la baie de Greifswald
« Combien pèse cette centrale nucléaire ? » À cette question, Kurt Radloff répond : « 1, 8 million de tonnes ! ». Sans jeter un regard dans le carnet de notes qu’il emporte à chaque visite de la centrale de Lubmin. Son entreprise EWN est chargée de démanteler ce colosse de béton et d’acier, comme endormi sur les bords de la mer Baltique. « Mais attention, les deux-tiers des installations, le mobilier de bureau par exemple, n’ont pas été exposées à la radioactivité ! »
Ce n’est pas le cas du gros bloc métallique et cyclopéen qu’une scie XL découpe millimètre par millimètre. Comme posé sur un échafaud. « Il pèse 11,8 tonnes. C’est la partie inférieure d’une pompe à eau refroidissant un des cinq réacteurs alors en activité », précise Alex Dufke. Casque de chantier et combinaison orange, il dirige cet « atelier central » : « La réduire en bloc de maximum 500 kilos et la décontaminer complètement prend plusieurs semaines ».
Kurt Radloff, patron de l’entreprise EWN chargée de démanteler le site de Lubmin, plus grosse centrale nucléaire de l’ex-Allemagne de l’Est. David Philippot.
Pièces découpées et concassées
Dans cette halle, 24 ouvriers s’activent à la tâche. À l’intérieur de différents ateliers appelés caissons, d’autres pièces du squelette classées « faiblement radioactives », des gaines de câbles aux blocs de béton, sont découpées au chalumeau, compressées, concassées. Avec un nettoyeur haute pression fermement tenu, un ouvrier vêtu d’une combinaison rouge aux faux airs de scaphandrier décape la surface d’une plaque métallique.
À l’entrée comme à la sortie de l’atelier, la radioactivité est méticuleusement contrôlée. 98 % des matériaux, une fois décontaminés, pourront être recyclés, comme les blocs de bitume pour la construction de nouvelles routes. Chaque année, 600 tonnes de matériaux sont ainsi purifiées.
Au rythme actuel, il faudra encore trois décennies pour faire disparaître de la surface l’ancienne gloire du régime de RDA, dont cette centrale assura jusqu’à 11 % de l’approvisionnement en électricité. D’ores et déjà, le démontage de « Lubmin », doyenne des chantiers de décontamination en Allemagne, a duré plus longtemps que sa construction et son exploitation, entre 1974 et 1990.
Le traitement des déchets est la question la plus épineuse. Sur un chantier mitoyen de l’atelier central, des ouvriers juchés sur des échafaudages s’affairent autour d’un sarcophage de béton. Le bâtiment servira à traiter des composants émettant encore des radiations à forte dose. Ouverture programmée en 2025.
Les déchets les plus radioactifs attendront encore longtemps avant de connaître leur destination finale. Pas de décision avant 2046…
Quid du stockage définitif ?
Les composants les plus radioactifs sont stockés bien à l’écart. Au nord du site de 450 ha, le « camp intermédiaire » ressemble de l’intérieur à un bunker dont la voûte est parcourue de palans. Au sol, comme d’énormes Légo inquiétants, des containers rouges, jaunes et bleus affichent l’hélice-symbole de la radioactivité.
Au bout du bâtiment long de 241 mètres, dans une zone défendue, patientent 74 containers contenant les barres de combustibles usagées. Ces déchets les plus radioactifs attendront encore longtemps avant de connaître leur destination finale. Aussi longtemps que l’Allemagne n’aura pas trouvé un lieu de stockage définitif. L’annonce de la décision sur le site choisi par l’agence fédérale chargée de ce dossier sensible vient d’être repoussée à 2046.
Le démantèlement constitue un énorme défi technique et financier dans l’Allemagne post-nucléaire, après soixante-six ans d’exploitation de l’atome. Des autorisations de déconstruction ont été délivrées pour 22 réacteurs (sur 30) par l’autorité fédérale de sûreté nucléaire. Rien que pour le mastodonte de Lubmin, les coûts de la « deko », comme on surnomme la décontamination sur le site, sont estimés à 7 milliards d’euros, selon EWN.
L’ancien ministre Vert de l’Environnement, Jürgen Trittin, évalue le coût global du démantèlement à environ 60 milliards d’euros, financés par un fonds commun de l’État et des groupes électriques Vattenfall, E. on, RWE et EnBW. L’addition s’alourdit avec les 176 milliards d’euros, évaluation du Bundestag, pour le stockage des déchets.
Le débranchement du réseau des trois derniers réacteurs à la mi-avril n’a pas eu d’impact autre que symbolique : le nucléaire ne représentait plus que 6 % de la production électrique allemande. Un regard panoramique autour de la centrale de Lubmin suffit pour éclairer la question des énergies de substitution. La station de transformation électrique autrefois alimentée par l’atome sert désormais pour l’énergie produite par les renouvelables. Au large, par les champs éoliens offshore Baltic 1 et Baltic 2. Autour, par les panneaux photovoltaïques recouvrant les champs.
Le 20 mai dernier, l’Allemagne a battu son record : 80 % d’électricité produite par les énergies solaires et éoliennes. Précisément, cette valeur des quatre cinquièmes du mix électrique que le pays s’est fixé, en consommation annuelle, pour 2030. Afin d’atteindre cet objectif ambitieux et inégalé sur le continent, le chancelier Olaf Scholz a annoncé la « construction de quatre à cinq éoliennes par jour ».
Une part d’ombre
D’ici là, et c’est la part d’ombre de cette transition énergétique, le gaz et le charbon feront office d’énergie de substitution. Pour remédier à l’intermittence des renouvelables, l’Allemagne va doubler son parc de centrales au gaz, alimentées par le GNL importé des États-Unis et du Qatar. La houille et le lignite ont représenté l’an dernier exactement un tiers de la production, 33,3 % d’après les chiffres de l’office fédéral Destatis. L’arrêt des trois dernières centrales va provoquer le relâchement de 15 millions de tonnes de Co² supplémentaires dans l’atmosphère.
Dans le but d’atteindre les objectifs de réduction des émissions, le ministre de l’Économie, l’écologiste Robert Habeck veut mettre l’accent sur la sobriété énergétique des logements. Son projet de loi prévoit que les nouvelles chaudières installées devraient fonctionner avec au moins 65 % d’énergies renouvelables à partir de l’année prochaine. Face au scepticisme des ménages effrayés par la facture, les Verts surenchérissent. Ils proposent désormais de subventionner jusqu’à 80 % les dépenses de rénovation engagées par les propriétaires aux revenus inférieurs à 20 000 euros annuels. La facture d’un tel chantier titanesque est encore inconnue car personne ne peut prévoir l’évolution des prix sur le marché de l’énergie. Selon le calcul du gouvernement, la disparition des chaudières au mazout fera baisser les émissions de 10,5 millions de tonnes par an, soit 1,5 % d’économie de CO²…
Par David Philippot, à Berlin, publié le 27/05/2023 à 16h27
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Photo en titre : D’ores et déjà, le démontage de la centrale de Lubmin, doyenne des chantiers de décontamination en Allemagne, a duré plus longtemps que sa construction et son exploitation. © Crédit photo : Archives AFP
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