ESSAIS NUCLÉAIRES DU SAHARA : ALBERT NADEAU VEUT SAVOIR

Albert Nadeau : « On m’a rendu mon livret militaire avec les pages centrales arrachées. Il n’y a plus de traces officielles de ma mission dans le sud algérien. »

Aux premières loges du tir nucléaire catastrophe le 1er mai 1962 dans le Sahara algérien, le Ligugéen attend les réponses de l’État à ses lancinantes questions.

Longtemps, il a gardé les images noires enfouies dans un recoin sombre de sa mémoire. Albert Nadeau, l’impressionnant gaillard aux allures d’armoire normande, fait partie des meubles chez lui à Ligugé. L’enfant d’Usson avait commencé dans les buts une carrière de footballeur avant d’aller jouer les gros bras au rugby. Avec ses épaules de déménageur breton, il a alors fait couiner les piliers des seventies en tête de la mêlée du Stade Poitevin rugby. Ces moments heureux vécus intensément sur le pré d’ovalie ont éclipsé jusqu’au début des années 2000 les heures douloureuses de ses 20 ans connues sur le sable du Sahara.

C’est en 2001 que s’est créée l’AVEN, l’Association des vétérans des essais nucléaires dont il est aujourd’hui le référent pour la Vienne. Alors ont ressurgi comme autant de flashs violents les terribles instants de l’essai Béryl. Cela fera 56 ans mardi. « Quand le 1er mai approche, cela revient encore plus vivement à l’esprit, souffle le truculent colosse qui se départit alors du sourire qu’il a souvent aux lèvres. Quand j’y repense, c’était terrible. Glaçant. Le compte à rebours et puis boum ! »

« La montagne s’est soulevée. On avait l’impression d’être sur des rouleaux. Le sol s’ouvrait, se refermait »

Il était 11 h 10 ce 1er mai 1962 quand le tir nommé Béryl a été déclenché dans le massif du Hoggar, au beau milieu du sud saharien surchauffé. Les accords d’Évian actant le cessez-le-feu de la guerre d’Algérie ont été signés voilà bientôt deux mois. Pourtant, la France continue ses essais souterrains sur le sol algérien. Tan Afella a déjà subi les secousses d’un premier tir, nom de code Agate, à l’automne 1961. De nouvelles galeries sont creusées dans le granit fragilisé. Douze sur treize ne résisteront pas au choc. Le dispositif de sécurité saute sous la violence de l’explosion. L’essai tourne à la catastrophe. La suite, c’est Albert Nadeau qui la raconte : « La montagne s’est soulevée, elle est montée de 32 centimètres. Pendant dix secondes, on avait l’impression d’être sur des rouleaux. Et le sol s’ouvrait, se refermait. Nous étions dans une petite cabane à deux kilomètres de l’explosion. Y’avait pas d’appareillage. J’étais en short et en petite chemise. Je n’ai jamais connu le dosimètre. » Sur place, c’est sauve qui peut. Chacun veut fuir cet enfer nucléaire. La panique est totale. Pierre Messmer, ministre des Armées, va l’apprendre à ses dépens. « Lui, il a mangé chaud ! Il était aux premières loges (*). C’était la débandade. Tous les chauffeurs officiels sont partis sans demander leur reste. Je me suis douché avec le ministre qui était au milieu de la troupe. Il a fallu qu’il attende son tour comme tout le monde… » Il faut rejoindre coûte que coûte la « base-vie » à In-Amguel, située à 35 km au sud d’In-Ekker. « On n’avait pas le choix du chemin ni du véhicule. On a dû couper le coin du nuage noir. On est passé dedans. »

“ Ils m’ont passé dans la boîte, une espèce de cercueil de plomb ”

La Grande Muette demande à tout le monde de se taire. Et effectue les premiers tests. « Là-bas, ils m’ont passé dans la boîte, une espèce de cercueil de plomb qui permet de mesurer si on a de la radioactivité à l’intérieur. Quelques jours plus tard, ils m’ont envoyé à Percy (NDLR : grand hôpital militaire situé à Clamart). J’ai été reconnu irradié. Pas pour longtemps. Quelques semaines plus tard, j’ai passé ma visite avant mon mariage dans un autre hôpital. Comme par miracle, je n’avais plus rien. Pas le moindre signe d’irradiation. On m’a rendu mon livret militaire quand j’ai été libéré de mes obligations militaires en 1963, toutes les pages centrales avaient été déchirées. Plus une trace du 1er mai 1962 et de la suite. »

“ J’ai l’impression qu’on n’a pas droit de savoir ”

L’irradiation se volatilise administrativement pour Albert comme pour beaucoup d’autres soldats et témoins. La présence sur place d’Albert Nadeau, appelé de 1re classe du 5e régiment du génie, est purement et simplement effacée. Un demi-siècle après, il veut savoir. Pas pour l’argent. Juste pour une forme de reconnaissance.

« On parle toujours de Mururoa (NDLR : site polynésien des derniers essais nucléaires français)… On a vu la même chose mais on n’a pas vécu le même truc. Ce n’était pas la même époque, pas la même position, pas les mêmes conditions, moi je voudrais qu’on reconnaisse les victimes des essais du Sahara algérien. » Sportif de haut niveau, Albert a sans doute été sauvé par le rugby. « Le sport m’a cassé de partout mais il m’a permis de garder ma tête. »

Mais comme tous ses camarades encore de ce monde, le vétéran a connu des graves problèmes de santé. « Je n’ai pas eu de cancer, la belle affaire… C’est pour ça qu’on ne devrait pas prendre en compte ma souffrance ? J’ai des choses, mais est-ce que ça vient de là ou pas ? J’ai l’impression qu’on n’a pas le droit de savoir ! » À 76 ans, une idée le hante : avoir transmis la maladie à sa descendance. « Avant de partir, je voudrais être fixé sur le sujet. »

“ Il me manquait un doigt, je me suis retrouvé dans le génie ”

La date maudite du 1er mai approche. Dans son petit havre de paix de Ligugé, le retraité tranquille se retourne sur sa destinée. « Quand j’ai été appelé sous les drapeaux en 1961, je voulais être incorporé dans les paras. Il me manquait un doigt, on m’a dit que ce n’était pas possible. J’ai fait part de mon intérêt pour les explosifs… Je me suis retrouvé dans le génie… À quoi ça tient la vie… »

(*) Pierre Messmer affirma avoir vu « une espèce de gigantesque flamme de lampe à souder qui partait exactement à l’horizontale dans notre direction. Cette gigantesque flamme s’est éteinte assez rapidement et a été suivie par la sortie d’un nuage, au début de couleur ocre, puis qui est rapidement devenu noir ».

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