Dans l’Aude, l’usine Orano Malvési cherche à se débarrasser de ses effluents radioactifs. Entreposés dans des bassins, ils ont déjà contaminé les alentours. Un incinérateur serait la solution mais depuis trois ans, la mobilisation des riverains contre ce projet ne faiblit pas.
Curiosité locale, l’oppidum du Montlaurès, au nord-ouest de Narbonne (Aude), était jusqu’au Ve siècle avant Jésus-Christ une fortification appartenant aux Élisyques. Mais, en ce matin ensoleillé de février, ce n’est par amour de l’archéologie que Fabrice Hurtado, président de l’association Transparence des canaux de la Narbonnaise (TCNA s’attaque au raidillon qui conduit au site, sur un promontoire rocheux couvert d’une odorante végétation méditerranéenne. Au sommet, il sort son appareil de mesure de la radioactivité et s’intéresse à la vue sur une place forte bien plus récente : les cent hectares de l’usine de conversion de l’uranium Orano Malvési, installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE) Seveso seuil haut. « Avec des vignes juste à côté, lâche-t-il, écœuré. La proximité avec le centre-ville de Narbonne est frappante : trois kilomètres à peine. Et c’est là qu’ils vont construire TDN ! » TDN, pour « traitement des nitrates » : un procédé industriel censé éliminer les liquides à haute concentration en nitrates et légèrement radioactifs entreposés depuis plus de cinquante ans dans les bassins en forme de lagunes bien visibles que M. Hurtado montre depuis le Montlaurès.
Fabrice Hurtado, président de l’association TCNA, et son appareil de mesure de la radioactivité.
Inaugurée en 1959, l’usine Orano Malvesi est en France le premier maillon de la chaîne de fabrication du combustible à base d’uranium pour les réacteurs nucléaires [1]. Elle réceptionne le concentré d’uranium — le « yellowcake » — en provenance du Niger, du Kazakhstan et de l’Ouzbékistan, du Canada et de Namibie et le transforme en tétrafluorure d’uranium (UF4 ). L’UF4 est ensuite envoyé à l’usine de conversion et d’enrichissement Orano Tricastin (Drôme) ou exporté. À ce jour, près d’un quart de l’uranium mondial transite à Malvési.
Première étape, la dissolution du yellowcake dans de l’acide nitrique. Il en ressort du nitrate d’uranyle, qui est purifié à l’aide de tributyl-phosphate (TBP) circulant dans une colonne. C’est de cet atelier que sortent les déchets liquides nitratés contenant des « résidus solides – impuretés, métaux agglomérés dans la mine, etc. » explique à Reporterre Cécile Lemierre, directrice de la communication du site. Sont-ils radioactifs ? « 99,9 % de l’uranium est récupéré, assure la directrice de la communication de la business unit chimie et enrichissement d’Orano, Nathalie Bonnefoy. Ces effluents ne présentent qu’une très faible activité radioactive. »
Le site Orano Malvési.
Ils sont ensuite envoyés dans les neuf bassins visibles depuis le sommet du Montlaurès. Les trois premiers, B3, B5 et B6, servent à la décantation. « Les impuretés et métaux lourds tombent au fond sous forme de boues. C’est là qu’on retrouve les traces d’uranium », poursuit Mme Bonnefoy. Plus précisément, des sels d’uranium et de ses descendants (thorium 230 et 234, protactinium 234), selon un rapport de l’IRSN de 2008. « À ce titre, ces boues sont considérées comme des déchets radioactifs dans l’inventaire de l’Andra », indique le texte (p. 10). Les liquides surnageants contiennent, eux, des éléments radioactifs solubles, comme le technétium 99, le radium 226 et le bismuth 214 et sont transférés dans les bassins B7 à B12, dits « d’évaporation ». « Une fois l’eau évaporée grâce au soleil et au vent, on récupère des sels fondus de nitrates », dit Cécile Lemierre. À ce stade, le problème est double : les sels de nitrates présentent des traces de radioactivité et ne peuvent donc pas être recyclés, par exemple comme engrais dans l’agriculture ; et comme ils sont semi-liquides, l’Agence nationale de gestion des déchets radioactifs (Andra) refuse de les prendre en charge.
Les bassins de l’usine Orano Malvési, depuis le Montlaurès.
D’où cet entreposage, depuis plus de cinquante ans, dans des bassins à ciel ouvert. Fin 2016, 350.000 mètres cubes (m³) d’effluents y étaient accumulés. Mais ce pis-aller a montré ses limites. En 2004, une digue protégeant les bassins B1 et B2 a cédé, laissant s’échapper 15.000 m³ d’effluents nitratés et de boues. En 2006, des inondations puis un fort coup de vent ont fait déborder des bassins d’évaporation jusque dans le canal du Tauran. En juin 2006, une fuite dans une conduite a dispersé 350 m³ de déchets liquides jusqu’en dehors du site.
Bruno Chareyron, chef du laboratoire de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad), a mesuré dès 2006 l’effet de ces incidents sur l’environnement [2]. « Nous avons analysé des boues prélevées par un riverain devant chez lui. Elles étaient contaminées par plusieurs radionucléides, comme le thorium 230, très toxique par inhalation, et le radium 226, qui se décompose en radon, un gaz radioactif qui peut entraîner des cancers du poumon. Nous avons aussi détecté de l’américium 241, un descendant du plutonium. Ces radionucléides n’avaient jamais été mentionnés dans les inventaires de l’Andra. En creusant, on s’est aperçu que l’usine avait discrètement reçu de l’uranium de retraitement entre 1960 et 1982, d’où la présence de ces radionucléides produits lors de la réaction nucléaire du cœur du réacteur. » À la suite de ces découvertes, le riverain et son épouse ont dû être relogés. Les bassins B1 et B2 ont été reclassés en « installations nucléaires de base » (INB) et comblés. Deux ans après, l’IRSN a confirmé la présence de plutonium, d’américium 241 et de thorium 230 dans des champs de blé près de l’usine, avec une activité massique « entre 100 et 10.000 fois supérieure à celles observées en général sur le territoire français ». Il a alerté sur une « contamination diffuse par la mise en suspension de particules provenant de bassins de décantation et d’entreposage ».
Les opposants à TDN ont d’autant moins confiance que de nombreux incidents ont émaillé l’histoire de l’usine
Pour Orano, il devenait urgent de se débarrasser de cet héritage toxique. Et il compte pour ce faire sur son unité TDN, qui repose sur le procédé Thor — pour « thermal organic reduction » — développé par le groupe industriel suédois Studsvik. Les effluents radioactifs nitratés seront introduits dans un four chauffé à 780 °C, avec de la vapeur, du charbon et de l’argile. Objectif, « casser la molécule de nitrate, qui pose problème car elle se recombine sans cesse avec l’humidité de l’air pour redevenir liquide », explique Cécile Lemierre. Les éléments radioactifs et polluants captés par les particules d’argile et de charbon seront ainsi transformés en une poudre solide qui pourra être confiée à l’Andra. Quant à la cheminée de 28 mètres qui surmontera l’installation, elle sera censée rejeter principalement de la vapeur d’eau, de l’azote et de l’oxygène. « Ces gaz n’auront rien à voir avec ce qui sort d’un incinérateur, insiste la directrice de la communication du site. Les oxydes d’azote [NOx] ne représenteront que 0,02 % des rejets et moins de 2 % des émissions du trafic routier. » Ce nouvel atelier, qui représente un investissement à 80 millions d’euros, doit permettre de traiter les nouveaux effluents au fur et à mesure et d’éliminer progressivement ceux qui stagnent dans les bassins de décantation. « On aurait pu demander l’autorisation de creuser des bassins supplémentaires, mais dès lors qu’on avait développé cette technologie, elle nous est apparue comme une solution plus responsable », dit Mme Lemierre. Qui rappelle que le groupe a investi 500 millions d’euros en dix ans pour la modernisation de l’usine et la réduction de ses rejets et va en dépenser 300 millions supplémentaires dans les cinq années à venir — TDN compris.
Le procédé TDN.
Cette solution est-elle responsable ? Ce n’est pas l’avis de plusieurs associations et collectifs. Le premier à lancer l’alarme a été André Bories, chercheur à l’Inra (Institut national de la recherche agronomique) à la retraite et président de l’Association de protection et sauvegarde de l’environnement des basses plaines de l’Aude (Rubresus), dès l’enquête publique de 2016. « TDN va émettre 40.000 m3/h de rejets gazeux, 19.000 kg par an de Nox et des perturbateurs endocriniens ! Sans parler des poussières d’argile extrêmement fines contenant des éléments radioactifs, qui sont susceptibles d’être inhalées et de contaminer la population, explique-t-il à Reporterre. L’argument d’Orano selon lequel des essais ont été réalisés sur 62 tonnes de liquides nitratés ne le rassure pas : « Les tests ont été effectués avec des effluents qui ne contenaient pas de radionucléides, dans une installation d’une capacité de 200 litres alors que le four de Malvési fera 80 m³. Les Narbonnais sont considérés comme des cobayes. »
Une inquiétude partagée par Mariette Gerber, médecin épidémiologiste et ancienne chercheuse à l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale). « Les NOx et les particules fines sont les principaux composants de la pollution atmosphérique et provoquent des maladies comme l’asthme et la bronchite chronique obstructive indique-t-elle à Reporterre. TDN va aussi émettre des composés organiques volatils [COV] : du benzène, qui peut causer des leucémies, et des biphtalates, les DEHP, reprotoxiques et responsables de malformations génitales. Ces COV vont être mesurés en vrac alors qu’ils n’ont pas le même effet-dose : la toxicité du benzène augmente avec la concentration alors que les DEHP peuvent être néfastes même à très faibles doses. »
Les opposants à TDN ont d’autant moins confiance que de nombreux incidents ont émaillé l’histoire de l’usine. Outre les débordements de bassins et les fuites, les riverains se souviennent du déraillement de trois wagons transportant de l’acide fluorhydrique en 2001 : le dernier avait mis plus d’un mois à être relevé et l’opération avait nécessité l’évacuation d’une partie de la population narbonnaise. En septembre 2018, un fût a explosé, faisant trois blessés. À cette liste s’ajoute celle des ouvriers morts de maladies professionnelles : François Gambard, qui a succombé à une leucémie aiguë, et Bernard Moya, emporté par un cancer broncho-pulmonaire. La leucémie myéloïde aiguë de Michel Leclerc avait aussi été reconnue comme une maladie professionnelle, avant que la cour d’appel de Montpellier ne casse le jugement en 2013.
Orano se targue d’employer 220 salariés, dont 75 % habitent dans le Grand Narbonne
Après sa promenade au Montlaurès, Fabrice Hurtado retrouve des représentants du Comité de vigilance des déchets de Malvési (Covidem) et du réseau Sortir du nucléaire Aude (SDN 11) dans une salle prêtée par l’Assoc’épicée, à Narbonne. L’occasion de préparer le grand cortège funèbre prévu le 16 mars — lors de la précédente, le 24 novembre 2018, 800 personnes avaient déambulé dans le centre-ville avec des gerbes de fleurs portant l’inscription « À toi, Narbonne, sacrifiée à l’industrie nucléaire » — et de retracer la chronologie de la mobilisation. « C’est André Bories, de Rubrésus, qui été le lanceur d’alerte en contestant l’enquête publique en septembre 2016 », se souvient Franck Balourdet, du Covidem. Quand le commissaire-enquêteur a rendu un avis favorable au projet deux mois plus tard, Rubresus a organisé deux réunions d’information. Les associations SDN 11, Écologie du Carcassonnais, des corbières et du littoral audois (Eccla), Arrêt du nucléaire 34, lui ont prêté main-forte. Plusieurs collectifs et associations ont vu le jour : les Familles papillons, le Covidem, TCNA. Le troisième rassemblement devant l’hôtel de ville de Narbonne, début novembre 2017, a rassemblé 2.500 personnes –—une performance pour cette ville de quelque 55.000 habitants.
Une réunion d’opposants au projet TDN à Orano Malvési. De gauche à droite / Franck Balourdet (Covidem), Juliette Schweitzer (SDN 11), Denis Lenhardt, Fabrice Hurtado et Alain Donnadieu (TCNA).
Cela n’a pas empêché le préfet d’autoriser le projet par arrêté le 8 novembre 2017. « Nous avions commandé une tierce expertise qui a été réalisée par l’IRSN [Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire] et le professeur Jean-Claude Bernier, qui a dirigé le département chimie du CNRS (Centre national de la recherche scientifique). Ils avaient rendu un avis favorable au procédé avec des recommandations que nous avons toutes reprises », dit à Reporterre Laurent Denis, chef de la subdivision Aude de la Dreal (direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement). Maryse Arditi, présidente d’Eccla, a accepté de coprésider l’observatoire des rejets créé par cet arrêté et chargé de surveiller les émissions de l’usine en attendant de pouvoir analyser celles de TDN. « Cela fait vingt ans que je surveille cette usine. Elle rejette déjà par vingt-neuf cheminées. Pour moi, le risque fondamental est celui des déchets et la pollution atmosphérique vient loin derrière, estime l’écologiste. D’ailleurs, dans l’arrêté, les niveaux de rejets proposés par Orano ont été revus à la baisse : 200 mg/m³ pour les oxydes d’azote au lieu de 500 mg/m³, et même 10 mg/m³ pour les COV au lieu des 110 mg/m³. »
La marche funèbre du 24 novembre 2018 organisée par TCNA.
Des élus qui s’étaient opposés au projet se sont peu à peu faits discrets. Carole Delga, présidente de la région Occitanie, avait fait voter en juin 2017 une motion pour un moratoire de suspension de l’installation de TDN. « Elle n’a pas répondu à notre lettre ouverte de décembre 2017 », regrette M. Hurtado. Le président du Grand Narbonne, Jacques Bascou, joint au téléphone par Reporterre, insiste sur le fait qu’il n’y a « pas d’alternative ». Quant au maire de Narbonne, Didier Mouly, qui s’était clairement exprimé contre le projet, il s’est subitement tu après l’autorisation préfectorale et n’a pas souhaité répondre aux questions de Reporterre. Le poids d’Orano dans la vie locale ? Le groupe se targue d’employer 220 salariés, dont 75 % habitent dans le Grand Narbonne, et d’avoir créé une centaine d’emplois supplémentaires dans des entreprises sous-traitantes. « Cela fait quinze ans qu’Orano finance le club de rugby local et il a aussi mis la main à la poche pour l’organisation du festival Charles Trenet », dit le président de TCNA. « Heureusement, des députés européens comme José Bové et Éric Andrieu nous soutiennent », nuance Juliette Schweitzer, de SDN 11.
Pas question pour les associations d’abandonner la lutte. Rubresus et TCNA ont déposé des recours contre l’arrêté. « L’enquête publique présente des insuffisances. La pollution atmosphérique et l’état initial du site sont peu étudiés, indique à Reporterre Me Arnauld Noury, avocat de TCNA. En outre, M. Bernier a été en lien avec Areva au cours de sa carrière, via des contrats de recherche. » À ce jour, les recours n’ont pas encore été examinés. Les rassemblements se poursuivent : chaque premier samedi du mois, les « sentinelles » des Familles papillons continuent de se rassembler devant la mairie de Narbonne pour réclamer l’abandon du projet.
Des commerçants de Narbonne soutiennent la mobilisation, par exemple dans cette échoppe de pâtes à emporter.
Peu à peu, la contestation dépasse le niveau local. « En juillet 2017, aux Déferlantes d’Argelès-sur-Mer, Manu Chao a offert une tribune aux Familles papillons », se réjouit M. Balourdet. « Pierre Richard a qualifié TDN de “calamité” dans l’émission Popopop de France inter en janvier dernier ! », ajoute M. Hurtado. Fin 2018 a été projeté pour la première fois Expertises, un film de Patrick Milani inspiré du dossier TDN. « Au moins, TDN fait parler de tous les problèmes causés par l’usine Orano Malvési, conclut Mme Schweitzer. Parce que pendant des années, les antinucléaires étaient bien seuls quand il s’agissait de s’opposer à cette usine. »
Par Émile Massemin, publié le 15 mars 2019
https://reporterre.net/A-Narbonne-le-projet-d-incineration-des-boues-radioactives-d-Orano-crispe-la-population
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