AU TRICASTIN, EDF JOUE LA RALLONGE NUCLÉAIRE

La centrale drômoise, qui va bientôt atteindre les quarante ans d’activité, entame une phase de rénovation qui pourrait lui permettre de gagner dix, voire vingt ans. EDF a ouvert les portes du site à la presse avec l’espoir de convaincre du bien-fondé de ce programme, qui pourrait concerner plusieurs de ses centrales vieillissantes.

L’ambiance est digne d’un film de science-fiction. Après avoir franchi plusieurs sas et enceintes de sécurité grâce à des badges et des codes individuels, enfilé une seyante combinaison blanche assortie de chaussures de sécurité, gants, casque et lunettes de protection, nous voici enfin au plus près du cœur du réacteur numéro 1 de la centrale nucléaire du Tricastin, dans la Drôme. Évidemment lestée d’un dosimètre électronique censé nous avertir d’une éventuelle contamination radioactive… Nous sommes fin juin, un jour de canicule extrême. Le réacteur est à l’arrêt. L’inspection de la cuve, destinée à contrôler sa solidité et son étanchéité, s’est terminée la veille.

C’est un robot qui a œuvré, sous plusieurs mètres d’eau d’un fascinant bleu électrique, histoire de protéger les travailleurs des rayonnements mortels. Cette fameuse cuve est une sorte de grosse bouilloire dans laquelle on fait tremper les crayons d’uranium pour créer la vapeur qui alimente des générateurs servant à produire de l’électricité. Une pièce ultrasensible, donc, qui présente pourtant, au Tricastin, des microfissures qui inquiètent les écologistes. Du haut de la plateforme surplombant l’étourdissante piscine, Cédrick Hausseguy se veut néanmoins rassurant. Selon le directeur de la centrale, ces fissures, qui mesurent «quelques millimètres de long» et datent de la mise en service de la cuve, en 1980, «n’ont pas évolué depuis». En combinaison et casque lui aussi, il fait visiter son domaine à une petite troupe de journalistes. L’enjeu est énorme pour EDF : il s’agit de démontrer que ses centrales les plus anciennes, dont certains matériels et équipements ont été conçus sur la base d’une hypothèse de quarante années de fonctionnement, pourront être exploitées jusqu’à leur cinquantième, voire leur soixantième anniversaire.

Après les réacteurs de la centrale alsacienne de Fessenheim, promise à la fermeture en 2020, les quatre tranches du Tricastin sont les plus anciennes du parc français, avec celles du Bugey, dans l’Ain. C’est donc le réacteur numéro 1 de la centrale drômoise qui ouvre le bal de ce qu’EDF appelle dans son jargon les «VD4», pour «quatrièmes visites décennales», incontournables pour obtenir de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) le feu vert pour prolonger de dix années l’exploitation des 32 réacteurs de 900 mégawatts qui vont passer le cap des 40 ans. Des travaux qui coûteront à l’exploitant jusqu’à 250 millions d’euros par unité, soit 7 milliards d’euros en tout, intégrés dans le programme de «grand carénage» qui s’élève, lui, à 45 milliards d’euros sur la période 2014-2025. «Faire fonctionner une centrale après quarante ans est extrêmement courant dans l’industrie nucléaire», affirme Étienne Dutheil, le directeur de la production nucléaire d’EDF, pour tenter de rassurer ceux qui s’inquiètent d’un risque accru d’accident grave. «Aux États-Unis, il y a une centaine de réacteurs en fonctionnement, dont 80 ont une licence d’exploitation pour soixante  ans. Et en Europe, les plus vieux réacteurs, en Suisse, ont été mis en service en 1969 et 1971», illustre le dirigeant.

L’avenir énergétique de la France dépend en grande partie de la réussite de ce programme d’investissement d’EDF, car le gouvernement n’a prévu de fermer que 14 des 58 réacteurs du parc français à l’horizon 2035, faisant ainsi le pari que le groupe sera en mesure de faire fonctionner une majorité de ses centrales jusqu’à leurs 50 ans. Mais rien n’est joué, car tout dépendra de l’avis de l’ASN, qui prévoit de rendre fin 2020 un «avis générique» sur la prolongation des réacteurs de 900 MW au-delà de quarante ans et d’encadrer ensuite la poursuite du fonctionnement de chaque unité par des prescriptions techniques.

Tuyaux multicolores

L’énorme chantier du réacteur 1 du Tricastin revêt donc «une importance capitale pour EDF», souligne le directeur du site, Cédrick Hausseguy : «Nous sommes les pionniers et notre expérience servira aux autres centrales.» Les travaux doivent durer en tout cinq ans, mais le pic d’activité de la quatrième visite décennale a démarré le 1er juin après trois ans de préparation, et se poursuivra jusqu’en novembre. Pendant ces six mois intensifs, 120 entreprises prestataires et quelque 5 000 professionnels sont mobilisés, alors que le site compte en temps normal 2 000 salariés. Dans le «bâtiment réacteur» comme dans le «bâtiment combustible» de la tranche 1 à l’arrêt, des ouvriers, ingénieurs et techniciens s’activent par petits groupes, ici pour souder une pièce, là pour en contrôler une autre. La chaleur est étouffante, l’entrelacs de tuyaux multicolores impressionnant, les bâches de chantier immenses, et la sensation de capharnaüm qui se dégage du tout est troublante, sachant qu’il s’agit d’une «zone contrôlée» à haut risque. Pour «renforcer le niveau de sûreté et poursuivre l’exploitation» de Tricastin 1, pas moins de 80 chantiers «d’amélioration de la conception initiale» sont prévus, ainsi que 25 000 activités de maintenance, avance EDF. Le défi étant de coordonner au mieux tous ces travaux.

La première étape de la VD4 consiste en une visite complète de l’installation. Outre l’inspection de la cuve du réacteur, sont prévus une épreuve hydraulique du circuit primaire comme du secondaire et un test de l’étanchéité de l’enceinte, la structure en béton qui empêche des produits radioactifs de se disperser à l’extérieur en cas d’accident. Côté maintenance, il s’agit de remplacer de grosses pièces, comme le rotor de l’alternateur, qui produit l’électricité, ou encore le tambour filtrant l’eau de ses détritus à la station de pompage sur le canal du Rhône. Mais la quatrième visite décennale de Tricastin consiste surtout à entreprendre une série de travaux censés améliorer la sûreté de la centrale. Ces précautions, qui sont la conséquence directe de la catastrophe de 2011 à Fukushima, au Japon, visent à rendre la centrale vieillissante «aussi proche que possible, sur le plan de la sûreté, d’une centrale nucléaire neuve», expose Étienne Dutheil.

Il s’agit de «réduire encore la probabilité d’un accident entraînant une fusion du cœur, donc du combustible», poursuit-il : «Et si jamais une fusion survient, de ne pas avoir de rejet précoce obligeant au confinement de la population ni de contamination à long terme du territoire.» Concrètement, cela implique l’installation d’un récupérateur de corium, sous le cœur du réacteur, pour récupérer le combustible fondu en cas d’accident grave. Ou encore de s’assurer de la disponibilité de sources pour pouvoir prélever de l’eau dans la nappe phréatique afin de refroidir le réacteur en cas d’accident grave, si les pompes habituelles ne sont plus utilisables. Idem pour les sources d’électricité supplémentaires, avec l’installation d’un «diesel d’ultime secours» de 24 mètres de haut, capable de résister à un tremblement de terre ou à une tornade.

L’ASN devrait se prononcer sur Tricastin 1 début 2021. Elle pourrait éventuellement demander des travaux complémentaires, qui seraient réalisés lors d’un arrêt prévu en 2023. EDF anticipe déjà que l’ASN réclamera des améliorations avant d’accorder son feu vert au prolongement de la centrale de dix années. «Il y aura forcément des demandes supplémentaires, mais c’est le processus normal», assure Étienne Dutheil. Les travaux de la quatrième visite décennale de Tricastin 1 seront suivis des réévaluations des réacteurs 2, 3 et 4 de la centrale, entrés en service en 1980 et 1981, qui s’échelonneront de 2021 à 2024. Et les 32 réacteurs de 900 MW d’EDF devront passer leur quatrième visite décennale d’ici à 2031. Ce qui, promet l’opérateur, aura un impact «extrêmement modique» sur la facture des consommateurs, de l’ordre d’1 centime d’euro par kilowattheure. «Le grand carénage est une opération très rentable, martèle Étienne Dutheil. Il ne va pas conduire à une augmentation importante des factures d’électricité. S’il y en a, ce ne sera pas le fait [de ce programme].» Peut-être une allusion au gouffre financier que constitue le chantier de l’EPR de Flamanville (Manche), dont les soudures sont défectueuses, et qui n’entrera pas en service avant fin 2022.

Désordre

En attendant, la journaliste de Libération a été soulagée, à l’issue de la visite des entrailles de Tricastin 1, d’entendre le portique de contrôle radiologique prononcer d’une voix métallique : «non contaminée». De quoi rappeler qu’un site nucléaire comme Tricastin est tout sauf banal. Le 14 juillet, un employé d’un sous-traitant d’EDF a été contaminé aux mains alors qu’il travaillait dans le bâtiment des auxiliaires des réacteurs 1 et 2 de la centrale drômoise. Il a reçu en une seule fois plus du quart de la dose maximale autorisée sur une année. Un événement qui, selon EDF, «n’a pas de conséquence pour la santé de l’intervenant». Mais il a été déclaré au niveau 1 de l’échelle internationale des événements nucléaires (Ines), qui en compte 7. Voilà qui fait plutôt désordre.

D’autant que quelques jours plus tôt, le 10 juillet, l’ASN annonçait avoir une nouvelle fois rappelé à l’ordre EDF, fin juin, au sujet de Tricastin, demandant à l’électricien de procéder avant fin 2022 à un «renforcement complémentaire» de la digue protégeant le site pour éviter une inondation en cas de séisme, après des premiers travaux effectués fin 2017. Et le 19 juillet, Mediapart publiait une enquête basée sur des témoignages «recueillis depuis six mois auprès de plusieurs personnes travaillant au Tricastin», selon laquelle «les problèmes s’accumulent sur le site depuis deux ans», au point qu’EDF éviterait «de déclarer des incidents à l’Autorité de sûreté». Tout cela dans l’espoir de préserver l’image du premier réacteur à subir l’inspection des 40 ans… Dans la foulée, quatre associations antinucléaires ont annoncé leur intention de porter plainte pour ces manquements supposés au Tricastin. La cure de jouvence promise aux réacteurs français leur réussira-t-elle ? La réponse est entre les mains d’EDF.

Par Coralie Schaub, envoyée spéciale dans la Drôme, publié le 26 juillet 2019 à 19h06

Photo : La centrale nucléaire du Tricastin, à Saint-Paul-Trois-Châteaux, dans la Drôme, mercredi. Photo Olivier Metzger

https://www.liberation.fr/france/2019/07/26/au-tricastin-edf-joue-la-rallonge-nucleaire_1742346