COMMENT LA JUSTICE EUROPÉENNE POURRAIT IMPACTER CONSIDÉRABLEMENT LE PROGRAMME NUCLÉAIRE FRANÇAIS ?

Dans une décision estivale, la CJUE précise la prise en compte des incidences environnementales lors du prolongement de la durée de vie de centrales nucléaires. Un éclairage juridique qui s’impose au grand carénage français, selon Corinne Lepage.

Le 29 juillet 2019, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a répondu à une question préjudicielle posée par la Cour constitutionnelle belge sur l’application, aux centrales nucléaires belges, de la Convention d’Espoo, de la convention d’Aarhus, de la directive étude d’impact et des directives oiseaux et habitat. Cette décision doit être considérée comme un arrêt important pour le droit communautaire de l’environnement et les conditions de prolongation des centrales nucléaires européennes, et en particulier françaises.

Pas moins de neuf questions préjudicielles étaient posées à la suite de la loi votée en juin 2015 prolongeant de 10 ans la production des centrales belges de DOEL 1 et 2, soit jusqu’en 2025. Cette loi modifiait une loi de 2003 adoptant les calendriers d’arrêt progressif de la production nucléaire, entraînant la mise à la mise à l’arrêt d’une des deux centrales en 2015. Deux associations – Inter environnement Wallonie et Bond Better Leefmilieu Vlaanderen – ont saisi la Cour constitutionnelle belge d’un recours au motif que la loi avait été votée sans évaluation environnementale et sans procédure associant le public. La question posée était celle de savoir si les différents textes communautaires et conventions internationales approuvées au niveau de l’Union étaient applicables à une loi prolongeant de 10 ans la durée de vie des centrales.

Le présent commentaire laissera de côté la question particulière posée par le fait que le texte mis en cause soit une loi. Pour le juge européen, cette circonstance est sans effet.

L’application de la directive étude d’impact

La cour répond tout d’abord à la question de savoir si les travaux rendus nécessaires par la prolongation de la durée de vie d’une centrale et sa mise aux normes post-Fukushima constituent ou non un projet au sens de la directive sur les études d’impact. Plus précisément, le fait que la mise en œuvre de la décision s’accompagne nécessairement d’importants investissements et travaux de modernisation des deux centrales concernées suffit-il à justifier le terme « projet« . Selon la Cour, « le terme « projet » correspond au regard de la directive EIE à des travaux ou à des interventions modifiant la réalité physique du site« . La cour s’appuie sur des éléments factuels pour répondre à la question : « la réalisation d’un plan d’investissement dit « de jouvence » qui décrit ces travaux comme étant ceux nécessaires à la prolongation de la durée d’exploitation des deux centrales et comprenant notamment les investissements pour le remplacement d’installations pour cause de vieillissement et la modernisation d’autres installations ainsi que les modifications apportées en vertu de la quatrième revue périodique de sûreté , des tests de résistance effectués à la suite de l’accident de Fukushima, notamment le renouvellement des piscines de stockage, l’installation d’une nouvelles stations de pompage, l’adaptation des soubassements ». Pour la Cour, ces investissements impliquent non seulement les améliorations des structures existantes mais aussi la réalisation de nouveaux bâtiments ; « ainsi, ces travaux sont de nature à affecter la réalité physique des sites conservés ».

De ce constat, la Cour déduit une obligation de procéder à une évaluation environnementaleEn conséquence, la Cour tranche très clairement en faveur d’une évaluation environnementale fondée essentiellement sur la nature des travaux effectués, les modifications physiques du site et les risques de conséquences négatives sur l’environnement.

Pour tenter d’échapper à cette évaluation, les autorités belges s’étaient réfugiées derrière la nécessité d’assurer la sécurité d’approvisionnement en électricité de la Belgique. Mais cette nécessité peut-elle justifier une exemption ? La Cour donne une réponse à la fois pragmatique et rigoureuse. L’exemption n’est possible que si l’État membre démontre « que le risque pour la sécurité de cet approvisionnement est raisonnablement probable et que le projet en cause présente un caractère d’urgence susceptible de justifier l’absence d’une telle évaluation ». Pour autant, les obligations de la directive étude d’impact impose à l’État membre d’examiner quelle autre forme d’évaluation peut être mise à la disposition du public et d’informer la Commission européenne préalablement à l’octroi des autorisations.

De plus, cette exemption n’est pas possible si l’article 7 de la directive est applicable, c’est-à-dire si le territoire d’un autre État membre est concerné par le projet. En conséquence, la cour n’exclut pas une exemption momentanée de l’étude d’impact mais avec des règles de fond et de forme extrêmement rigoureuses.

L’application de la directive habitats

S’agissant de la directive habitats et notamment de son article 6 qui impose le maintien ou le rétablissement dans un état de conservation favorable des habitats naturels et des espèces de faune et de flore sauvage d’intérêt communautaire, la Cour considère que, dès lors que le projet relève de la directive EIE, il relève à plus forte raison de la directive habitats. De plus, le fait qu’une activité récurrente ait été autorisée avant l’entrée en vigueur de la directive habitats ne constitue pas par elle-même un obstacle à ce qu’une telle activité puisse être considérée, lors de chaque intervention ultérieure, comme un projet distinct au sens de cette directive.

Plus important encore, la Cour prend en compte le fait que la loi prolonge de 10 ans la durée de vie des centrales et surtout la circonstance que « lors de la mise en œuvre des mesures, l’activité de production de ces deux centrales ne sera pas réalisée dans des conditions d’exécution identiques à celles initialement autorisées, ne serait-ce qu’en raison de l’évolution des connaissances scientifiques et des nouvelles normes de sécurité applicable, ces dernières justifiant, que soient réalisés des travaux de modernisation d’envergure ». La Cour déduit que ces mesures et les travaux qui leur sont indissociablement liés constituent un projet distinct soumis aux règles d’évaluation prévue à la directive habitats. En l’espèce, la Cour considère que même si le projet n’est pas situé à l’intérieur d’une zone Natura 2000, elle se trouve à proximité de zones protégées au titre de la directive habitats et de la directive oiseaux ; « que le projet en cause (…) risque à l’évidence de compromettre les objectifs de conservation des sites protégés situés à proximité, ne serait-ce qu’en raison des modalités mêmes de fonctionnement de celles-ci et en particulier des prélèvements d’importantes masses d’eau effectuées dans le fleuve à proximité pour les besoins du système de refroidissement ainsi que du rejet de ces masses d’eau mais aussi de l’existence du risque d’accident grave qu’ils comportent. »

Ainsi, en application de la directive habitats, l’évaluation des incidences environnementales doit avoir lieu avant l’adoption des mesures. Et, si les conclusions de cette évaluation s’avéraient négatives, qu’il n’existait pas de solution alternative et que le projet doive néanmoins pour des raisons impératives d’intérêt public majeur être adopté, l’État doit prendre toutes mesures compensatoires nécessaires pour assurer la cohérence globale de Natura 2000.

Allant encore plus loin, la Cour reconnaît que la sécurité de l’approvisionnement constitue bien un objectif fondamental de la politique de l’Union dans le domaine de l’énergie, et que la sécurité de l’approvisionnement en électricité d’un État membre constitue une raison impérative d’intérêt public majeur. Mais, si les sites susceptibles d’être affectés par le projet abritent un type d’habitat naturel ou une espèce prioritaire, le juge doit vérifier que seule la nécessité d’écarter une menace réelle et grave de rupture de l’approvisionnement en électricité de l’État membre concerné est de nature à constituer une raison de sécurité publique au sens de cette disposition. Autrement dit, le seul objectif d’assurer la sécurité de l’approvisionnement ne suffit pas à détruire ou menacer des espèces et/ou espaces ainsi protégés.

S’agissant de la Convention d’Espoo, la Cour considère que la directive EIE applique cette convention et que les études sur les incidences notables sur l’environnement doivent prendre en compte les effets à l’étranger. Il en va de même de la convention d’Aarhus dont la directive EIE est une application.

Des conséquences majeures pour les états et les juridictions nationales

L’arrêt est également très important par les conséquences qu’il tire de ce qui précède sur les obligations des juridictions des États membres. En effet, constatant que ni la directive EIE ni la directive habitats ne tirent les conséquences d’une violation des obligations qu’elles édictent, la Cour considère qu’en vertu du principe de coopération loyale, les États membres sont tenus d’effacer les conséquences illicites de cette violation du droit de l’Union. Cela signifie que toute mesure doit être prise pour remédier à l’omission d’une évaluation des incidences sur l’environnement, par exemple en retirant ou en suspendant une autorisation déjà accordée afin d’effectuer une telle évaluation. La Cour considère que cette obligation s’impose également aux juridictions nationales lesquelles doivent adopter les mesures tendant à la suspension ou l’annulation de l’autorisation d’un projet adopté en méconnaissance de l’obligation de procéder à une évaluation environnementale.

Les régularisations ne sont possibles  qu' »à la double condition d’une part, que les règles nationales permettent cette régularisation  et n’offrent pas aux intéressés l’occasion de contourner les règles du droit de l’Union et de se dispenser de les appliquer, et que d’autre part que l’évaluation de la régularisation ne porte pas uniquement sur les incidences futures de ce projet pour l’environnement mais prennent en compte l’ensemble des incidences environnementales survenues depuis la réalisation dudit projet« . La Cour rappelle qu’elle seule peut, à titre exceptionnel, accorder une suspension provisoire de l’effet d’éviction exercée par une règle de droit de l’union à l’égard du droit national contraire à celle-ci

En l’espèce, des conditions impérieuses ayant trait à la sécurité de l’approvisionnement en électricité de l’État membre concerné ne pourraient justifier le maintien d’une autorisation donnée en méconnaissance des évaluations environnementales, que s’il existait une menace réelle et grave de rupture à laquelle il ne pourrait être fait face par d’autres moyens alternatifs, notamment dans le cadre du marché intérieur. Ledit maintien ne pourrait couvrir que le temps strictement nécessaire pour remédier à cette illégalité.

Aperçu des conséquences en France de de cette décision

Il va de soi que cet arrêt va avoir des conséquences considérables sur la gestion des opérations de Grand carénage et bien entendu sur la poursuite de l’EPR de Flamanville.

S’agissant tout d’abord de l’EPR de Flamanville, le décret du 23 mars 2017 a prolongé de trois ans la validité du décret de création de la centrale nucléaire du 10 avril 2017. Cela signifie qu’en avril 2020 le décret sera caduc. La prolongation de la durée de vie du décret de création qui devra être portée au moins à 2023 ne sera pas possible sans une étude d’incidences environnementales et une enquête publique, voire même sans une nouvelle autorisation. En effet, en application de la jurisprudence de la cour de justice qui vient d’être brièvement commentée, non seulement il y a prolongation de la durée de validité du décret de création qui n’était à l’origine que de 10 ans, mais de surcroît les opérations à mener sont extrêmement lourdes, touchent à la structure même de la centrale et pourraient remettre en cause les critères très élevés de qualité envisagés à l’origine. Cela signifie qu’avant même que les travaux puissent être autorisés par l’autorité de sûreté nucléaire (ASN), il doit être procédé à une étude d’évaluation environnementale dont la cour de justice exige qu’elle soit faite en amont des premières autorisations. De surcroît, et compte tenu de la nature du site il conviendra également de regarder des espaces et ou des espèces protégées qui peuvent être concernés. Dans la mesure où aucun impératif de sécurité d’approvisionnement ne peut être invoqué, il va de soi qu’aucune dispense ne peut être envisagée et la Cour de Justice de l’union européenne pourrait être évidemment saisie dans l’hypothèse où il serait passé outre.

S’agissant des différents réacteurs nucléaires sur lesquels des opérations lourdes doivent être engagées dans le cadre de l’extension à 50 ans de la durée de vie des centrales, à commencer par le Tricastin, il est clair que la jurisprudence qui vient d’être rappelée est totalement applicable. Sans doute, EDF tentera-t-il de soutenir qu’à la différence de la loi belge actuelle, la loi française ne prévoit pas de durée de validité pour les autorisations de fonctionnement des centrales nucléaires. Néanmoins, cette circonstance devrait être sans conséquence juridique. D’une part, il est clair que la centrale ne peut continuer à fonctionner sans le feu vert de l’ASN au terme de la quatrième visite décennale. Il s’agit donc bien d’une prolongation de l’autorisation. De plus, la cour de justice a pris soin de fonder sa décision à la fois sur la prolongation légale et surtout sur la nature des travaux entrepris. Or, les travaux entrepris à DOEL 1 et 2 sont tout à fait comparables dans leur objectif et dans leur nature à ceux qui sont entrepris en France, l’opération « de jouvence » étant la traduction belge du Grand carénage. De plus, si la question de la gravité du risque lié à l’approvisionnement peut être évoquée pour un réacteur, il ne peut évidemment pas l’être pour tous et, dans la mesure où la mise à l’arrêt des réacteurs est prévue pour la visite décennale, ce type d’argument n’a aucune chance de succès. Enfin, dans l’hypothèse – qui n’est peut-être pas improbable – dans laquelle EDF passerait outre et tenterait d’obtenir de l’ASN, sans évaluation environnementale préalable, une autorisation de continuer, le conseil d’État ne pourrait pas faire abstraction de la position prise par la Cour de justice et se verrait dans l’obligation d’ordonner la suspension de l’autorisation avec le risque de voir cette dernière saisie pour refus d’application loyale du droit communautaire, en cas de bienveillance excessive à l’égard d’EDF.

En définitive, la règle de droit rappelée par la Cour de justice, à un moment où les questions climatiques et de biodiversité sont devenues prioritaires, risque fort de contrarier a minima l’agenda d’EDF voire, de rendre impossible la poursuite de certaines installations dont l’impact serait excessif sur les milieux. Cette hypothèse n’est pas improbable compte tenu de la sécheresse, de l’état des cours d’eau et de leur impact sur la faune et flore mises en péril par les prises et rejets d’eau spécifiquement visés par la cour de justice. Nul ne peut douter que cet arrêt sera fortement commenté par les uns et les autres dans les mois qui viennent.

Cet article a été publié le 29 août 2019 sur le site : https://www.actu-environnement.com/ae/news/commentaire-arret-cjue-prolongation-centrale-nucleaire-belge-corinne-lepage-33959.php4 que nous vous conseillons de consulter régulièrement.

Photo en titre : Corinne Lepage, avocate à la Cour et Co-présidente du Mouvement des entrepreneurs de la nouvelle économie (MENE). © DR