ÉLECTRICITÉ : ENTRE LE NUCLÉAIRE ET LES ÉNERGIES RENOUVELABLES, SIX SCÉNARIOS POUR 2050

Le gestionnaire national du Réseau de transport d’électricité (RTE) a publié, lundi 25 octobre, une vaste étude visant à définir l’avenir du système électrique français.

C’est peu dire que ces travaux étaient attendus, et qu’ils seront commentés. Le gestionnaire national du Réseau de transport d’électricité (RTE) publie, lundi 25 octobre, les principaux enseignements d’une vaste étude visant à définir l’avenir du système électrique français. Lancé en 2019 à la demande du gouvernement, cet exercice prospectif intitulé « Futurs énergétiques 2050 » dresse six scénarios censés permettre d’atteindre la neutralité carbone d’ici trente ans, et donc de lutter contre le dérèglement climatique.

Pour la future production électrique du pays, les diverses trajectoires vont d’une option « 100 % d’énergies renouvelables » à une autre avec encore 50 % de nucléaire. À chaque fois, la société RTE, détenue majoritairement par EDF et la Caisse des dépôts, décrit les conditions de faisabilité technique, mais aussi le coût et l’impact attendu pour l’environnement et pour la société. Outre ce premier rapport de quelque 600 pages, le résultat complet des modélisations devrait être rendu public début 2022.

RTE espère contribuer à un débat « le plus éclairé et le plus documenté possible »

Publiée à six mois de l’élection présidentielle, cette étude devrait peser lourd dans le débat politique. Dans le contexte d’un parc nucléaire vieillissant, la France, et donc les prétendants à l’Élysée, est confrontée à un choix d’importance : . remplacer certains réacteurs en fin de vie par de nouveaux, ou bien

. tout miser sur le développement des énergies renouvelables. Si la plupart des candidats se sont d’ores et déjà prononcés sur leur volonté de relancer, ou non, la filière de l’atome, Emmanuel Macron devrait prendre position dans les prochaines semaines, sachant que le président a déclaré, le 12 octobre, lors de la présentation du plan France 2030, que le pays a « encore besoin de cette technologie », très peu émettrice de dioxyde de carbone mais contestée notamment en raison des déchets radioactifs qu’elle génère.

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RTE, de son côté, espère contribuer à un débat « le plus éclairé et le plus documenté possible ». « Il y a urgence à se mobiliser et à choisir une orientation, souligne Xavier Piechaczyk, le président du directoire. Nous sommes dans une course contre la montre pour répondre à la crise climatique. Tous les scénarios nécessitent des investissements considérables sur lesquels il est temps de prendre une option. »

Deux prérequis : sécurité d’approvisionnement et neutralité carbone

Chacun des six scénarios présentés répond à deux conditions préalables.

. D’abord, assurer la sécurité d’approvisionnement du système électrique français. Le modèle utilisé par RTE simule l’équilibre entre consommation et production à chaque heure de chaque jour et de chaque année pendant trente ans, tout en prenant en compte les critères météorologiques. « Certains scénarios sont plus exigeants ou plus incertains, mais tous nous garantissent exactement la même sécurité d’approvisionnement qu’aujourd’hui », insiste M. Piechaczyk.

. Ensuite, atteindre la neutralité carbone en 2050. Parvenir à cet objectif nécessitera des gains en matière d’efficacité, par exemple grâce à des ordinateurs ou des réfrigérateurs plus performants, ou grâce à la rénovation de bâtiments. L’enjeu : réduire quasiment de moitié, en l’espace de trois décennies, la consommation globale d’énergie pour la faire passer d’environ 1 600 térawattheures (TWh) à 930 TWh, selon la Stratégie nationale bas carbone, feuille de route gouvernementale, dont la nouvelle version a été adoptée en 2020 et qui doit être réactualisée tous les cinq ans.

Aujourd’hui, 63 % de l’énergie consommée en France est encore issue de combustibles fossiles, synonyme d’émission de CO2

Mais cela nécessitera également une électrification importante des usages. Aujourd’hui, 63 % de l’énergie consommée en France est encore issue de combustibles fossiles, synonyme d’émission de CO2. Pour éliminer, à terme, le pétrole et le gaz, il faudra

. remplacer les véhicules thermiques par des électriques,

. les hauts fourneaux utilisés dans la sidérurgie par des fours électriques,

. le chauffage au fioul par des pompes à chaleur là encore électriques…

Résultat, l’électricité deviendrait la source d’énergie majoritaire en 2050 et représenterait 55 % du mix énergétique (contre 25 % aujourd’hui).

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« Nous faisons face à un double défi, résume Xavier Piechaczyk. Le premier est de produire plus d’électricité pour remplacer le pétrole et le gaz fossile. Le second est purement français : il faudra remplacer la production du parc nucléaire de seconde génération qui devra fermer pour des raisons industrielles d’ici à 2060. »

Consommation : trois trajectoires pour un débat de société

C’est l’une des questions qui ont le plus clivé lors des discussions préalables à l’élaboration des scénarios, à laquelle ont pris part une centaine d’organismes et d’institutions : combien les Français consommeront-ils d’électricité en 2050 ? « La concertation a donné lieu à des prises de position parfois violentes, très polarisées sur la question de la sobriété : pour certaines personnes, il s’agit d’une évidence, alors que d’autres en rejettent le principe même au nom des libertés individuelles », détaille Thomas Veyrenc, directeur exécutif stratégie et prospective de RTE.

Les six scénarios présentés lundi sont calculés à partir d’une trajectoire de consommation « de référence » inspirée de la Stratégie nationale bas carbone. Selon celle-ci, la consommation d’électricité s’élèverait à 645 TWh en 2050 – contre près de 475 en moyenne au cours de la décennie écoulée. Elle prend en compte des gains importants en matière d’efficacité énergétique mais n’implique pas de changements de mode de vie des Français.

RTE a aussi étudié deux autres trajectoires possibles de consommation – sans pour autant, à ce stade des travaux, les détailler de façon aussi poussée que celle dite « de référence ». La trajectoire de la « sobriété » (554 TWh) supposerait une politique volontariste et des changements sociétaux : réduction des déplacements individuels au profit du covoiturage, recours accru au télétravail, régulation du chauffage, allongement de la durée de vie des équipements… L’association négaWatt, qui défend de longue date la sobriété, fait peu ou prou la même hypothèse de consommation (530 TWh) dans sa dernière étude, dévoilée le 20 octobre – négaWatt exclut, en revanche, à terme tout recours au nucléaire après 2045.

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La trajectoire d’une « réindustrialisation profonde » (752 TWh, dont 87 d’hydrogène) imagine, au contraire, une consommation supérieure à celle de référence. À mesure qu’il relocaliserait des productions aujourd’hui émettrices de dioxyde de carbone à l’étranger, ce regain de l’industrie manufacturière permettrait de réduire l’empreinte carbone de la consommation française, selon le rapport. Précision importante : les logiques de sobriété et de réindustrialisation ne seraient pas forcément antagonistes et pourraient s’envisager de façon complémentaire.

Le mix électrique dominé par le nucléaire deviendrait majoritairement renouvelable

Voilà l’un des enseignements majeurs des travaux : atteindre la neutralité carbone nécessitera dans tous les cas un déploiement significatif des énergies renouvelables mais cinq des six scénarios attribuent encore une part au nucléaire – de plus d’un quart de la production électrique en 2050 dans trois d’entre eux.

Le scénario le plus nucléarisé prévoit la mise en service, d’ici à 2050, de quatorze réacteurs de grande puissance (dits EPR2), d’une vingtaine de petits réacteurs modulaires (SMR), ainsi que la prolongation de la durée de vie de réacteurs actuels au-delà de soixante ans. Or, même dans cette hypothèse, le nucléaire n’assurerait que 50 % du mix électrique (contre 67 % en 2020). Le reste serait fourni par 70 gigawatts (GW) de capacités installées de photovoltaïque (contre 10 GW aujourd’hui), 43 GW d’éolien terrestre (contre 17 GW) et 22 GW d’éolien en mer (inexistant à ce jour).

Un mix avec 26 % de nucléaire exigerait de multiplier par 11 le développement du solaire, par 3,3 celui de l’éolien terrestre, et la mise en service de 45 GW d’éolien en mer. « Dans toutes les configurations, il faudra développer largement les renouvelables et notamment l’éolien, une technologie mature et au coût de revient faible », précise RTE.

Se passer totalement du « nouveau nucléaire », c’est-à-dire ne pas lancer la construction de nouvelles centrales, ajouterait, en revanche, « une contrainte très forte » sur l’atteinte de la neutralité carbone, souligne le rapport. Les rythmes de développement devraient alors dépasser largement ceux observés en France au cours des dix dernières années, mais aussi ceux des pays européens les plus dynamiques, comme l’Allemagne pour l’éolien terrestre ou le photovoltaïque, ou le Royaume-Uni pour l’éolien en mer. Les scénarios « 100 % renouvelables » poseraient donc des défis considérables, à la fois par rapport aux capacités industrielles du pays et à l’acceptabilité sociale de ces projets.

Plus les scénarios demandent du nucléaire, moins ils sont coûteux

De 45 milliards d’euros aujourd’hui nécessaires pour produire toute l’électricité consommée en France, la facture annualisée passerait de 59 milliards à 80 milliards d’euros à l’horizon 2060, selon les hypothèses, pour une consommation de 645 TWh. Étant entendu que la France « économiserait » en parallèle toutes les importations de pétrole et de gaz.

Les scénarios les plus onéreux sont ceux qui mettent le plus l’accent sur les énergies renouvelables. Les dépenses à consentir prennent en compte la production, l’acheminement via les réseaux de transports et de distribution, mais aussi les besoins de flexibilité (stockage, pilotage de la demande, construction de nouvelles centrales d’appoint…). Or, plus il y aura d’éoliennes et de panneaux solaires, plus les besoins en flexibilité se feront sentir pour pallier l’intermittence et la variabilité de ces énergies. À l’inverse, les scénarios faisant plus de place au nucléaire affichent le coût complet le plus bas.

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En toute hypothèse, insiste toutefois le rapport, le « système électrique de la neutralité carbone peut être atteint à un coût maîtrisable pour la France ». Hors inflation, RTE prévoit une hausse médiane de 15 % pour un mégawattheure (MWh) électrique. Celui-ci pourrait rester stable par rapport à aujourd’hui, dans le cas de scénarios avec du nucléaire, à environ 90 euros l’unité. Mais il pourrait augmenter de plus de 30 % dans une option avec une forte dominante d’énergies renouvelables : autour de 120 euros par MWh.

À des degrés divers, tous les scénarios représentent un pari, un certain nombre de technologies indispensables à leur réalisation n’en étant aujourd’hui qu’au stade de l’expérimentation. Les deux scénarios les plus divergents agrègent le plus grand nombre d’« incertitudes », par exemple sur le raccordement de nouvelles énergies marines ou la stabilité du réseau dans le cas du « 100 % renouvelables ». Ou concernant la prolongation de certains réacteurs au-delà de soixante ans et l’installation de plusieurs gigawatts de petits réacteurs dans le cas du « 50 % nucléaire ».

Un bilan environnemental positif

S’il peut poser des difficultés d’acceptabilité sociale ou d’intégration dans le cadre de vie, le développement de l’éolien terrestre et du solaire ne conduira pas à une forte artificialisation et imperméabilisation des sols, assure RTE. À l’échelle du territoire, les surfaces consacrées au système électrique resteront faibles (entre 20 000 et 30 000 hectares sur 55 millions) : la France compterait entre 25 000 et 35 000 éoliennes en 2050 dans un scénario « 100 % renouvelables » (à titre de comparaison, l’Allemagne en compte 30 000 aujourd’hui sur un territoire moins grand) et les panneaux solaires pourraient couvrir entre 0,1 et 0,3 % du pays.

Davantage que les impacts sur la biodiversité, les renouvelables poseraient une question de nature esthétique ou patrimoniale. « Aujourd’hui, la production des énergies fossiles est invisible aux citoyens, car elle n’est pas située en France, et la production d’électricité dans les centrales est très concentrée, observe Thomas Veyrenc. Les infrastructures des renouvelables, elles, sont beaucoup plus visibles dans les territoires. »

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RTE le réaffirme également : les émissions de gaz à effet de serre associées aux énergies renouvelables et au nucléaire seront très faibles, même en tenant compte de l’ensemble de leur cycle de vie. Le scénario engendrant le plus d’émissions serait celui du… « 100 % renouvelables » : un peu plus de 10 millions de tonnes équivalent CO2 (éqCO2), contre plus de 25 millions pour le système électrique en 2019.

Si le rôle de l’électricité est primordial afin de réduire les émissions de CO2, il n’est pas suffisant, rappelle cependant le rapport : parvenir à la neutralité carbone d’ici à la moitié du siècle, c’est-à-dire émettre autant de gaz à effet de serre qu’il est possible d’en stocker, ainsi que la France s’y est engagée, reposera également sur d’autres leviers comme le développement des bioénergies ou la baisse des émissions du secteur de l’agriculture.

Par Perrine Mouterde et Adrien Pécout, publié le 26 octobre 2021à 10h30, mis à jour à 14h10

Photo en titre : Dans la centrale nucléaire de Chinon (Indre-et-Loire), le 8 juillet 2020. GUILLAUME SOUVANT / AFP

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