Le gestionnaire du réseau de transport d’électricité en France, chargé des prévisions, a transmis de nouvelles hypothèses de travail aux acteurs du secteur.
Une hausse significative des besoins en électricité, d’un côté ; beaucoup d’incertitudes sur les capacités de production électrique en France, de l’autre. Les prévisions ne sont pas définitives mais elles éclairent l’ampleur des chantiers en cours sur le plan énergétique, singulièrement sur les enjeux de l’électrification : le gestionnaire du Réseau de transport d’électricité (RTE), chargé des prévisions sur l’électricité en France, a transmis, fin février, ses hypothèses de travail aux différents acteurs du secteur afin de préparer son « bilan prévisionnel », un exercice de projection jusqu’en 2035, attendu cet été, alors que la France doit effectuer des choix énergétiques l’engageant pour des décennies.
« Plusieurs éléments de contexte récents conduisent à modifier profondément les perspectives d’évolution du système énergétique français et européen à court et moyen terme », explique l’opérateur, dans ce document de cadrage de 99 pages, soumis à consultation, en citant la guerre en Ukraine, les politiques de décarbonation en Europe, les tentations protectionnistes ou encore l’évolution de la politique énergétique du gouvernement.
En fil conducteur émerge une inquiétude : « Les perspectives d’électrification augurent d’une consommation d’électricité en forte augmentation d’ici à 2035 et suscitent ainsi une question sur les leviers permettant de garantir un approvisionnement suffisant de la France sur cette période », indiquent les prévisionnistes de RTE. « Si le système électrique français est historiquement largement exportateur, les incertitudes persistantes sur la disponibilité du nucléaire et sur les dates et le rythme de mise en service de nouveaux moyens de production, combinées à des ambitions rehaussées en matière d’électrification et de réindustrialisation, pourraient à terme conduire à réduire largement les marges de production d’électricité en France », ajoutent-ils. Un scénario rendu crédible par le déroulement de l’année 2022 : pour compenser la baisse de production d’EDF, la France a dû utiliser massivement de l’électricité produite dans le reste de l’Europe, au point que, pour la première fois depuis les années 1980, les importations ont largement dépassé les exportations. Un phénomène de corrosion sous contrainte − sur des tuyauteries de secours destinées à refroidir le réacteur en cas d’urgence − a entraîné la mise à l’arrêt de plusieurs unités. Dont celle de « Penly 1 », en Seine-Maritime, où le défaut est « significatif », selon une note d’EDF publiée le 24 février et médiatisée mardi 7 mars par le site spécialisé Contexte.
« Stress test sur la transition énergétique »
Le premier volet de l’étude concerne l’activité économique et son impact sur la consommation d’électricité. RTE est bien placé pour observer l’évolution du secteur industriel dans la mesure où tout projet significatif suppose, en amont, une étude des besoins en énergie. Or, l’entreprise de transport d’électricité constate de « nombreuses demandes de raccordement adressées pour des projets de décarbonation de l’industrie, de production d’hydrogène ou de nouvelles usines (batteries, etc.) ». Les deux sites les plus emblématiques sont Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône) et Dunkerque (Nord) où les besoins en raccordement sont considérables. Les data centers, très gourmands en électricité, sont également en développement rapide. « De nombreuses demandes de raccordement de data centers ont déjà été signées par RTE et d’autres sont en cours d’étude. » Le scénario central évoque une consommation possible de 20 térawattheures en 2035 – l’équivalent de plusieurs réacteurs nucléaires – pour les seuls data centers.
L’exercice de prévision est évidemment délicat, les bibliothèques des ministères étant peuplées de rapports prospectifs qui se sont révélés infondés. Prudent, RTE étudie donc aussi les effets d’un scénario de « mondialisation contrariée », soit la poursuite, sur longue période, des tensions géopolitiques et économiques actuelles. Dans cette hypothèse, les incertitudes concernent à la fois les niveaux de croissance économique, l’impact des politiques protectionnistes, le maintien de la compétitivité des entreprises européennes, etc. Une forme de « stress test sur la transition énergétique », résume Thomas Veyrenc, directeur exécutif stratégie et prospective de RTE.
Dans son document, RTE évoque ainsi l’hypothèse d’une quasi-disparition des chauffages au fioul d’ici à 2035
La tendance à l’électrification des usages vaut également pour les particuliers dans deux domaines-clés : le bâtiment et les transports. L’évolution des équipements en matière de chauffage devrait être significative. Dans son document, RTE évoque ainsi l’hypothèse d’une quasi-disparition des chauffages au fioul d’ici à 2035 et une hausse très significative des pompes à chaleur − entre 7,5 millions et 10 millions de foyers équipés à cette date. Autre exemple : RTE souligne le développement des véhicules électriques en soumettant « l’hypothèse centrale » d’un parc de 7,5 millions de véhicules en France en 2030, contre 1 million fin 2022.
Des perspectives mitigées
L’autre volet essentiel du document de cadrage de RTE porte sur l’anticipation de la production d’électricité en France. Le sujet est particulièrement sensible. En 2022, deux piliers d’EDF ont été fragilisés. Le nucléaire, en premier lieu, touché par l’indisponibilité d’une partie des réacteurs : la France n’a produit que 279 térawattheures, le plus mauvais résultat depuis trente ans, conséquence à la fois d’une série de facteurs conjoncturels et de politiques structurelles, comme le montrent les travaux en cours de la commission d’enquête parlementaire sur « La perte de souveraineté énergétique et d’indépendance énergétique de la France ». L’hydraulique, en second lieu : la production d’électricité grâce aux barrages a été la plus faible enregistrée depuis 1976 en raison des effets de la sécheresse, un scénario qui pourrait se répéter en 2023.
De ce point de vue, le bilan prévisionnel de RTE va être essentiel dans le débat public. En particulier pour l’examen de la prochaine loi de programmation de l’énergie et du climat, discutée en 2023, censée dessiner les grandes évolutions du modèle français. Dans son discours de Belfort, le 10 février 2022, quelques jours avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, le chef de l’État avait annoncé une profonde inflexion avec la construction d’au minimum six EPR et l’option d’aller jusqu’à quatorze, pour viser la fin des énergies fossiles en France d’ici à 2050. Le président avait aussi fait part de sa volonté d’augmenter significativement l’éolien en mer et le photovoltaïque.
Les perspectives sont mitigées. La (relative) bonne nouvelle pourrait venir du solaire. La France reste certes très loin de l’Allemagne ou de l’Espagne. Mais avec 16 gigawatts de projets dans les cartons, selon les remontées de RTE et Enedis, contre 8 gigawatts à la même date en 2021, la filière pourrait réellement décoller en 2023. Dans ses scénarios, RTE évoque des hypothèses de mise en service « de l’ordre de 3 à 5 gigawatts par an » de panneaux solaires voire 7 gigawatts par an après 2030. Les perspectives de l’éolien terrestre sont moins favorables. À peine une dizaine de gigawatts raccordés au cours des prochaines années. Quant à l’éolien en mer, RTE n’envisage pas qu’il puisse y avoir plus de 4 gigawatts installés en 2030 et juge « très ambitieux » l’hypothèse de parvenir à 18 gigawatts en 2035. (NDLR : pourtant l’adage dit que « là où il y a une volonté, il y a toujours un chemin. Mais peut-être n’y a-t-il pas de volonté…?)
Une série d’incertitudes sur le nucléaire
L’analyse de RTE sur le nucléaire est évidemment la plus attendue étant donné son importance dans le « mix » électrique français. « À l’instar de la situation rencontrée cet hiver, la disponibilité du parc sur les années à venir constitue un point d’attention majeur », note RTE. L’entreprise publique envisage de retenir une hypothèse prudente de production du parc existant de l’ordre de 350 térawattheures à compter de 2025 (hors EPR de Flamanville), soit un résultat supérieur à 2022 mais toujours éloigné des maximums de production. RTE relève en effet une série d’incertitudes. Sur l’EPR de Flamanville, qui devrait normalement être mis en service en 2024, avec douze ans de retard, des arrêts programmés de la centrale sont par exemple prévus, sauf décision contraire de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), pour remplacer le couvercle de la cuve − EDF a demandé un report de ces travaux en 2025. Les visites décennales et les chantiers d’entretien vont également lourdement peser sur la disponibilité des réacteurs dans les prochaines années. Avec cette autre constatation : si le gouvernement réfléchit à allonger la durée de vie des réacteurs jusqu’à 60 ans, rien n’indique que toutes les centrales franchiront l’obstacle et la validation par l’ASN.
La pression sur l’ASN, autorité indépendante, va être considérable. Le gouvernement entend en effet appuyer sur tous les leviers pour renforcer le nucléaire. En premier lieu, avec le rallongement de la durée de vie des centrales actuelles et, pour certaines d’entre elles, l’augmentation de leur puissance (3 %, soit l’équivalent de deux réacteurs) afin de maximiser leur production. Ensuite, avec la demande, formulée par la ministre de la transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher, auprès des industriels, d’étudier l’hypothèse de construire plus de réacteurs que les quatorze évoqués par Emmanuel Macron. Enfin, avec la loi de simplification des procédures en matière de nucléaire, en cours d’examen à l’Assemblée nationale. Les députés vont notamment devoir se prononcer sur la fusion souhaitée par le gouvernement de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire et de l’ASN, un projet vivement contesté dans le monde scientifique.
Par Luc Bronner, publié le 08 mars 2023 à 06h00, mis à jour à 14h25
Photo en titre : Début des travaux sur une plage du Barcarès (Pyrénées-Orientales), le 5 mars 2023, pour l’installation en Méditerranée d’une ferme pilote d’éoliennes flottantes. JULIEN GOLDSTEIN / RTE / AFP
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