AU CŒUR DE LA RIVALITÉ CHINE-ÉTATS-UNIS, LA CORÉE DU SUD EST TENTÉE PAR LE NUCLÉAIRE MILITAIRE

La signature de la déclaration de Washington, fin avril, entre Séoul et son allié américain ne masque pas les inquiétudes des Sud-Coréens vis-à-vis de la menace que représente leur voisin du Nord.

Organisée en grande pompe pour le 70ème anniversaire de l’alliance de sécurité entre Washington et Séoul, la visite, fin avril, aux États-Unis du président sud-coréen conservateur, Yoon Seok-youl, n’a pas dissipé la défiance réciproque sur le nucléaire militaire. La Corée du Sud s’inquiète de la dégradation de son environnement sécuritaire, du développement nucléaire nord-coréen et des tensions entre Chinois, Russes et Américains. Elle espérait que Washington accepterait de déployer des armes atomiques sur son sol à des fins de dissuasion, à défaut de la laisser développer son propre arsenal.

Yoon et le président américain, Joe Biden, ont signé une « déclaration de Washington» qui prévoit la création d’un « groupe consultatif nucléaire » devant favoriser la coordination sur le déploiement des sous-marins, porte-avions et autres bombardiers américains à capacités nucléaires. L’objectif est de permettre à la Corée du Sud de mieux appréhender le concept américain de « dissuasion élargie » la protégeant.

L’initiative ressemble au cadre en place au sein de l’OTAN. Elle en diffère toutefois, car elle ne prévoit pas le « partage nucléaire » souhaité par Séoul. Et, en échange de la création du groupe consultatif nucléaire, M. Yoon s’est engagé à respecter les obligations du traité de non-prolifération et de l’accord américano-sud-coréen sur l’énergie nucléaire. Cela revient à renoncer à se doter d’un arsenal nucléaire.

« Les positionnements de MM. Yoon et Biden ne rassurent pas », a réagi le quotidien conservateur sud-coréen Chosun Ilbo. Ils sont « le produit de la défiance qui règne entre la Corée du Sud et les États-Unis », renchérit Lee Je-hun, analyste du quotidien de centre gauche Hankyoreh.

L’échec du rapprochement

Cette défiance est ancienne puisque, dans les années 1970, les États-Unis, redoutant une course aux armements, avaient bloqué les velléités du président autoritaire, Park Chung-hee (1961-1979), de lancer un programme de développement nucléaire. M. Park craignait un abandon par l’allié américain, dans la foulée du rapprochement entre Washington et Pékin et du retrait du Vietnam – où les forces sud-coréennes avaient combattu à la demande des États-Unis. En parallèle, le Congrès américain critiquait de plus en plus son désastreux bilan en matière de droits humains.

La question du développement nucléaire de la Corée du Sud – aujourd’hui démocratique – refait surface en pleine crise dans la péninsule et sur fond de tensions en Asie de l’Est. Le dialogue est au point mort avec Pyongyang, qui enchaîne les tirs de missiles et se rapproche de Moscou et de Pékin – Chinois et Nord-Coréens ayant d’ailleurs vivement critiqué la « déclaration de Washington ».

Les Sud-Coréens ont constaté l’échec du rapprochement intercoréen, mené par l’ancien président, le progressiste Moon Jae-in (2017-2022), et la guerre en Ukraine exacerbe leur sentiment de vulnérabilité.

« La sympathie envers l’Ukraine est forte car ce pays avait signé le mémorandum de Budapest en 1994. Elle a cru à l’engagement de la Russie de ne pas recourir à la force et a renoncé aux armes nucléaires héritées de l’Union soviétique. De la même manière, la Corée du Sud a renoncé à développer des armes nucléaires et a signé avec le Nord la déclaration de 1992 sur la dénucléarisation de la péninsule. Elle s’attendait à ce que la Corée du Nord la respecte », affirme dans Global Asia Cheon Seong-whun, président du comité de stratégie internationale de la K-Policy Platform.

Ce contexte se double d’interrogations sur les intentions américaines en cas d’agression par le Nord. Le président Donald Trump (2017-2021) avait multiplié les appels aux « alliés » pour qu’ils assument une part accrue de leur défense, et menacé de retirer les troupes américaines de la péninsule. La nouvelle Nuclear Posture Review validée par l’administration Biden note que le régime nord-coréen « représente un dilemme en matière de dissuasion pour les États-Unis, leurs alliés et leurs partenaires ». Une formulation interprétée à Séoul comme la volonté des États-Unis de mieux prendre en compte les risques de tensions accrues avec la Russie et la Chine liés à leur parapluie nucléaire.

Rhétorique pronucléaire

« La péninsule coréenne a toujours été un point de conflit potentiel, mais l’émergence d’une Corée du Nord dotée de l’arme nucléaire n’a pas conduit à des adaptations de la stratégie américaine, qui reste prisonnière d’un cadre datant de la guerre froide, axé sur les relations entre superpuissances, sans tenir compte des acteurs secondaires dotés de l’arme nucléaire », note Go Myong-hyun, du centre de politique étrangère et de sécurité de l’institut Asan, dans le quotidien conservateur JoongAng Ilbo.

Selon un sondage de l’institut Gallup paru en janvier, 77,6 % des Sud-Coréens ne croient ni en la possibilité de voir Kim Jong-un renoncer à son arsenal nucléaire, ni à celle de la dénucléarisation de la péninsule. Et 76,6 % se disent favorables à ce que Séoul ait des armes atomiques. Les propos du président Yoon, qui avançait en janvier que la Corée du Sud « [était] capable de se doter d’un arsenal nucléaire », comme sa politique de fermeté envers le Nord et sa volonté d’ancrer son pays dans le camp mené par les États-Unis, ne choquent pas.

Des voix s’inquiètent néanmoins de la montée de la rhétorique pronucléaire en Corée du Sud. Moon Chung-in, diplomate, proche de l’ancien président Moon et vice-président du Réseau de dirigeants de la région Asie-Pacifique pour la non-prolifération nucléaire, redoute « un effet domino nucléaire en Asie du Nord-Est », avec notamment le Japon qui pourrait lui aussi développer un arsenal atomique. Ancien vice-ministre de la défense, Kim Jung-sup évoque dans Global Asia les risques liés à la seule dissuasion, qui « reste une solution de second plan car elle impose un dilemme de sécurité perpétuel. L’idéal est de rétablir la diplomatie et de résoudre le conflit de manière pacifique ».

Par Philippe Mesmer (Tokyo, correspondance), publié le 11 mai 2023

Photo en titre : Le président sud-coréen, Yoon Seok-youl, à Séoul, le 5 novembre 2021.

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