EAU ET PRODUCTION D’ÉLECTRICITÉ : LES CENTRALES THERMIQUES NOUS LAISSERONT-ELLES À BOIRE ?

INTRODUCTION

Les risques engendrés par le réchauffement climatique et les restrictions d’usage de l’eau qui en résultent ont envahi la préoccupation et les esprits de l’opinion.

Nos civilisations machinistes se sont accompagnées depuis deux siècles d’émissions et d’accumulations croissantes dans notre atmosphère de gaz à effet de serre comme les gaz carbonés (notamment dioxyde de carbone CO 2 et méthane CH 4). Elles se sont accompagnées aussi d’émissions de chaleur très conséquentes qui se sont accumulées dans l’air, l’eau et les sols, et qui restent encore bien peu prises en considération.

Ces développements industriels croissants se sont largement appuyés sur des ressources énergétiques fossiles considérées comme inépuisables et disponibles quasiment sans limites. Leur promotion s’est appuyée sur une incitation sans plus de limites à un consumérisme effréné, assimilé à la voie du « progrès », sans que cette notion ait fait l’objet d’une critique sociale d’ensemble jusqu’après les années 2000. Cette frénésie de consommation a par exemple compromis en partie les efforts d’économie d’énergie qu’avaient suscités les deux premiers chocs pétroliers des années 70.

L’époque a changé au vu des conséquences. Les travaux du GIEC depuis 30 ans ont progressivement contribué à une prise de conscience des limites des effets physiques et climatiques de ces consommations et modes de production. Petit à petit s’est imposée la nécessité de prendre en considération les limites des ressources naturelles, d’analyser les mises en œuvre scientifiques dans leurs risques et conséquences, de mieux contrôler les implications des choix technologiques.

1: L’EAU ENFIN DEVENUE UN BIEN PRÉCIEUX IRREMPLAÇABLE

L’eau fait manifestement partie de ces ressources abusivement mobilisées sans modération par les milieux économiques – industrie, agriculture, habitat-tertiaire. On se rappelle enfin que l’eau est la source de toute vie animale ou végétale et que la pénurie d’eau à grande échelle peut en provoquer l’extinction. La fonte des glaciers et des calottes glaciaires, la baisse du niveau des rivières et lacs et l’assèchement des nappes phréatiques, corollaires de la montée des océans, engendrent à juste titre une immense inquiétude. On y voit l’effet direct du réchauffement global, cependant chaque secteur économique doit s’interroger sur ses propres responsabilités en la matière, et le citoyen devra arbitrer les conflits qui ne manqueront pas de surgir entre les différents usages de l’eau.

Où en est-on pour le secteur de l’énergie ?

La volonté affichée de renoncer aux énergies fossiles a été piètrement illustrée par les consommations considérables des centrales à gaz et à charbon qui ont aidé à passer en France la consommation du chauffage électrique de l’hiver 2022-2023, face aux défaillances multiples des centrales nucléaires et à la baisse simultanée et inquiétante des ressources hydrauliques.

Cette renonciation progressive au recours, direct ou non, aux énergies fossiles conduit notamment à favoriser à l’horizon 2030 et au-delà :

  • les économies dans tous les processus ou applications énergétiques, si négligées depuis 40 ans,
  • les modes de chauffage qui font moins appel aux combustibles fossiles, à l’inverse cependant du chauffage électrique direct qui a envahi en 50 ans le secteur du logement, malgré ses pointes de consommation appelant massivement, tous les hivers, à la fois l’électricité produite par des centrales à combustibles fossiles et celle provenant de barrages hydrauliques de plus en plus mis à l’épreuve,
  • l’électrification massive de certains processus industriels et de secteurs très énergivores comme les déplacements automobiles (à condition que se poursuive la progression de l’énergie massique des batteries à un prix abordable pour éviter que l’énergie stockée ne serve pas en bonne partie à transporter la batterie elle-même autant que les passagers).

Face à la prospective d’électrification importante de divers usages de l’énergie, quels sont les moyens de production disponibles et comment participeront-ils aux efforts indispensables vis à vis des ressources en eau ?

2: L’HÉRITAGE DES CENTRALES THERMIQUES

Nos centrales thermiques sont d’énormes fabriques de chaleur dont une partie, la plupart du temps majoritaire, est rejetée dans l’environnement atmosphérique et surtout aquatique.
A l’issue – hautement souhaitable – de cette période de relative insouciance à l’égard notamment des ressources en eau, les moyens de production électrique de loin les plus répandus dans le monde sont les centrales thermiques utilisant des combustibles carbonés – ou nucléaires dans une bien moindre mesure – pour produire de la chaleur à plus ou moins haute température (jusqu’à 650 °C pour les centrales à charbon et de l’ordre de 300 °C pour les centrales nucléaires).

Cette chaleur est utilisée pour produire de la vapeur d’eau qui est ensuite injectée dans une turbine, avant d’être refroidie dans un condenseur (un échangeur de chaleur où la vapeur repasse à l’état liquide avant d’être renvoyée dans la chaudière par des pompes pour reprendre son cycle de vaporisation). L’énergie mécanique de la turbine fait tourner un alternateur qui produit l’électricité.

La transformation de chaleur en énergie mécanique obéit au principe de Carnot qui limite le rendement de l’opération. Une partie importante de la chaleur produite est rejetée au condenseur.

Dans les centrales thermiques cette chaleur « perdue » va en gros et selon les technologies, en proportion de l’énergie primaire entrante, de 40% (cas des cycles combinés à combustibles), à 70% (cas des réacteurs nucléaires).

Mais pour que le condenseur fonctionne, il faut que cette chaleur « perdue » soit évacuée. Et c’est là qu’intervient une consommation d’eau importante. Cette évacuation est obtenue par évaporation en proportion de l’énergie spécifique d’évaporation de l’eau, que l’on désigne comme « chaleur latente de vaporisation ».

Dans le cas français cette opération se fait selon deux techniques principales :

La première technique, dite en cycle « fermé », renvoie cette chaleur dans l’atmosphère par un effet d’évaporation massive d’eau dans des tours aéroréfrigérantes ; eau prélevée dans des cours d’eau voisins (les puissances installées sont exprimées ci-dessous en mégawatts (MW ou milliers de kW).

 

Une étude publiée par Global Chance (voir note 1), s’appuyant sur les chiffres publiés par EDF, indique pour un fonctionnement à pleine puissance les consommations par évaporation qui suivent :

– Sur la Loire, les centrales de Belleville (2 fois 1300 MW), Dampierre (4 fois 900 MW), Saint-Laurent (2 fois 900MW), Chinon (4 fois 900 MW) : la consommation est de 8,2 m 3 /s évaporés ;

– Sur le Rhône, les centrales de Bugey (2 fois 900 MW) et Cruas (4 fois 900 MW) : 4,02 m³/s évaporés ;
– Sur la Seine, la centrale Nogent (2 fois 1300 MW) : 1,5 m³/s évaporés ;
– Sur la Garonne, la centrale de Golfech (2 fois 1300 MW) : 1,5 m³/s évaporés ;
– Sur la Moselle, les centrales de Cattenom (4 fois 1300 MW) et Saint-Avold (600 MW charbon) : 3,28 m³/s évaporés.
– Sur la Vienne, la centrale de Civaux (2 fois 1450 MW) : 1,7 m³/s évaporés.
– Sur la Meuse, la centrale de Chooz B (2 fois 1450 MW) : 1,7 m³/s évaporés ;
– En Provence, la centrale de Gardanne (600 MW charbon) : 0,28 m³/s évaporés.

Pour la trentaine de réacteurs nucléaires en France, auxquels s’ajoutent les deux centrales à charbon de St-Avold et Gardanne, on arrive donc à un total de 22,18 m³/s évaporés en ce qui concerne la technique « circuit fermé » à tours aéroréfrigérantes.

Ces évaporations à pleine puissance, publiées par EDF, se monteraient donc à 630 millions de m 3 (ou tonnes) d’eau par an, en supposant que les centrales fonctionnent 90% du temps comme prévu dans leur cahier des charges, ce qui est d’ailleurs de moins en moins le cas au fur et à mesure de leur vieillissement.

La seconde technique, dite en cycle ouvert, dont on oublie trop souvent de parler, réchauffe un très fort débit d’eau (de l’ordre de 35 à 60 m³/s par unité de production) prélevé puis rejeté plus chaud selon les sites, les technologies et les puissances :

1) Sur un cours d’eau (cas minoritaire) :
le Rhône, avec les centrales de Bugey (2 fois 900 MW), Saint-Alban (2 fois 1300 MW) et Tricastin (4 fois 900 MW) soit, toujours selon la même étude 366 m³/s prélevés et rejetés ;
la Loire, avec la centrale à charbon de Cordemais (2 fois 600 MW) : 36 m³/s prélevés et rejetés.

Le rejet s’effectue après avoir prélevé la chaleur « perdue » au condenseur ce qui l’échauffe d’une dizaine de degrés seulement, afin de préserver les équilibres biologiques du milieu. Le débit prélevé s’élève à 402 m3 /s pour 8 tranches nucléaires et deux à charbon. Après rejet, ce débit retrouve progressivement la température du cours d’eau par effet d’évaporation, parfois sur plusieurs kilomètres ou dizaines de km. Le débit d’évaporation engendré correspond à l’énergie accumulée par le rejet d’eau échauffée (chaleur sensible 4,18 kJoule par kg et par degré) divisée par la chaleur latente de vaporisation (environ 2500 kJoules par kg à température et pression normales). On évapore 6,7 m3 /s en ordre de grandeur, ou 190 millions de m 3 par an, toujours en supposant une disponibilité de principe de 90 %. Certes, on peut objecter qu’une partie importante de l’énergie « perdue » réchauffe l’eau du fleuve par effet de mélange, mais cette eau réchauffée restera en surface et s’évaporera d’autant plus facilement sur toute la surface dudit fleuve jusqu’à son embouchure.

Note 1 : Histoires d’eau – Centrales thermoélectriques et environnement 28/06/2021 Global Chance

2) Sur un site côtier avec prélèvement massif et rejet en mer après échauffement d’une dizaine de degrés là aussi.

Les centrales concernées sont celles de Gravelines (6 fois 900 MW), Paluel (4 fois 1300 MW), Flamanville (2 fois 1300 MW) et Blayais (4 fois 900 MW) ; toujours selon la même étude, le débit d’eau de mer prélevé et rejeté s’élève à 876 m 3 /s pour ces 18 tranches nucléaires ; avec les mêmes principes de calcul que ci-dessus, on arrive à un ordre de grandeur de 14,6 m3 /s évaporés ou 414 millions de m³ par an, toujours avec une disponibilité de 90 %. 

– Pour les deux technologies à cycles ouverts et fermés, à puissance et rendements égaux, les quantités de vapeur émises telles que calculées différemment ci-dessus sont très proches ; elles sont de fait liées au rendement et à l’énergie « perdue » qui sont en gros les mêmes.

Dans tous les cas la disponibilité de 90 % à pleine puissance, qui serait indispensable du point de vue économique pour rentabiliser des centrales fonctionnant en base, est contredite par les graves problèmes techniques rencontrés de plus en plus, au point d’avoir vu la  disponibilité réelle du parc nucléaire français réduite à 52 % en 2022 pour en maintenir la sûreté. Pour retrouver une disponibilité acceptable en visant un prolongement au-delà de 40 ans sans compromettre la sûreté, un programme dit de « grand carénage » évalué par la Cour des Comptes à 100 milliards d’Euros est tout juste engagé depuis quelques années. Un tel investissement ne peut trouver sa justification économique que s’il permet de retrouver une disponibilité satisfaisante.

Les évaluations de consommations d’eau qui précèdent correspondent donc à un fonctionnement conforme qu’il sera pourtant bien difficile de mettre en œuvre à la fois techniquement et économiquement. Osera-t-on toutefois souhaiter que la médiocre disponibilité du parc ne serve pas à minimiser faussement le problème intrinsèque de consommation d’eau tel que l’on vient de l’exposer ?
Le tableau suivant en récapitule les résultats.

Les 820 millions de m3 d’eau douce évaporés en France chaque année par les centrales thermiques, principalement nucléaires, seraient donc très loin d’être négligeables dans un pays où de plus en plus de départements sont en situation de stress hydrique.

D’autant que les projets français de nouvelles centrales nucléaires, engageant pour au moins 60 ans de nouvelles consommations massives d’eau, sont envisagés à partir de 2035 ou 2037. On y revient plus loin.

3: LA SOLUTION DES RENOUVELABLES

Toutes ces consommations d’eau peuvent être évitées en recourant pour la production électrique aux énergies renouvelables qui ne passent pas par une production de chaleur soumise à un cycle thermodynamique : ce sont les systèmes photovoltaïques exploitant directement l’énergie solaire, et les systèmes éoliens utilisant l’énergie mécanique des vents.

C’est, parmi d’autres, un important facteur du succès majoritaire à travers le monde de ces moyens de production électrique renouvelable décarbonée, puisqu’ils évitent tout besoin d’eau dans leur fonctionnement. Il vient s’ajouter au niveau d’intérêt économique supérieur déjà démontré par ces renouvelables.

Au fur et à mesure du développement de ces solutions électriques directes renouvelables (soleil et vent), les intermittences de charges (les demandes variables de consommation) et les irrégularités de production seront d’abord gérées de façon beaucoup plus décentralisée par le foisonnement (c’est à dire la compensation des irrégularités en plus ou en moins qui s’agrègent en se compensant et en remontant dans le réseau comme c’est déjà le cas) à la fois aux nœuds des réseaux de transport, mais aussi de distribution. Ce foisonnement pourra être assisté, lorsque ces systèmes de production deviendront dominants, par des accumulateurs stationnaires pour lesquels la contrainte d’énergie massique sera beaucoup moins prégnante que dans le cas de l’automobile, comme les filières sodium-ion, déjà en développement avancé.

4: LES PROJETS EPR 2 VEULENT PROLONGER UN HÉRITAGE DÉPASSÉ

Les nouveaux projets de centrales thermiques nucléaires dites EPR (pour celui de Flamanville 3 dont la mise en route est annoncée en 2024 avec douze ans de retard), puis EPR 2, risquent d’amplifier le constat qui précède.

Outre Flamanville 3 (1600 MW), la première série EPR 2 comporterait comme annoncé 6 tranches de 1670 MW, dont 2 fois 2 en bord de mer implantées sur des sites existants. On veut d’abord éviter les aéroréfrigérants qui seraient incontournables sur des sites en bord de cours d’eau déjà saturés en période sèche. Avec des aéroréfrigérants on équiperait le dernier couple de la première série, avant d’envisager une deuxième vague de 14 autres tranches de 1670 MW chacune (16 tranches au total).

Dans le cas du bord de mer, par extrapolation du cas des tranches de 1300 MW en cycle ouvert traité plus haut, mais en admettant une amélioration de rendement de 5 % comme avancé, on pourrait estimer le prélèvement à 68 m3 /s pour chaque tranche de 1670 MW, et l’évaporation à 1,14 m3 /s. Pour l’EPR et les 4 premiers EPR2 envisagés on arriverait à consommer par évaporation 5,68 m3 /s ou 161 millions de m3 /an en eau de mer.

Dans le cas des 16 autres tranches avec aéroréfrigérants, on arriverait par extrapolation des tranches 1450 MW en cycle fermé, à estimer le prélèvement à 51,3 m 3 /s et l’évaporation à 14,5 m 3 /s ou 41 millions de m3 /an en eau douce, toujours en prenant en compte une mélioration de rendement de 5 % et une disponibilité de 90 % comme précédemment.

Avec l’opération EPR + EPR2, en additionnant ces chiffres à ceux du parc existant on arriverait à :
• + 50% pour l’évaporation d’eau douce à 1232 millions de m 3 /an (33,3 % de la consommation domestique actuelle).
• + 39 % pour l’évaporation d’eau de mer à 575 millions de m3 /an.
• + 46,5 % au total avec 1807 millions de m3 /an.

CONCLUSION

Une mutation des systèmes électriques vers les renouvelables, déjà largement lancée au plan mondial, permet d’alimenter les utilités électriques en épargnant et en protégeant les ressources en eau de la planète, tout en mettant l’indépendance énergétique à l’abri des vicissitudes d’approvisionnement en combustibles fossiles ou nucléaires, aujourd’hui entièrement importés.

Les prévisionnistes feraient bien d’y adhérer plus massivement pour contribuer volontairement à l’effort planétaire visant à épargner les zones menacées par la sécheresse, par l’assèchement des nappes phréatiques, par la réduction des débits des cours d’eau et la fonte des glaces.

Ces risques hydrologiques viennent s’ajouter pour les centrales nucléaires aux risques économiques et financiers, aux risques radioactifs de leurs déchets que nous léguerions à des milliers de générations futures, aux risques d’accidents graves pesant sur des régions entières. La France devrait s’associer à ce mouvement d’ensemble déjà largement engagé par tous ses voisins européens en faveur des renouvelables, plutôt que de d’épuiser ses ressources dans la voie hasardeuse d’une très hypothétique domination nucléaire.

Si elle est engagée dans un esprit de décentralisation, en association avec les citoyens et les responsables locaux et régionaux, cette transition énergétique conjointe des besoins de consommation, de leur maîtrise, et des moyens de production, dans le respect du climat et des ressources, permettra d’éviter que le système de production n’entraîne la consommation dans une spirale de croissance sans limites et génératrice de conflits en tous genres.

Par André Marquet, publié le 20 mai 2023

https://www.global-chance.org/IMG/pdf/gc_eau_et_production_d_e_lectricite_20230520.pdf