COÛTS DU NUCLÉAIRE : L’ÉTRANGE SILENCE DE L’ÉTAT

Alors que la Commission de régulation de l’énergie a remis au gouvernement, en début de semaine, son rapport sur les coûts de production de l’électricité générée par les réacteurs d’EDF, aucun chiffre n’a encore été communiqué. Une opacité qui interroge, alors que ces informations seront cruciales pour déterminer le futur modèle de régulation des prix du nucléaire. Lequel fait actuellement l’objet d’intenses négociations, et devra être arrêté, en principe, dans moins de trois mois.

Silence radio au sommet de l’État. Tandis que la Commission de régulation de l’énergie (CRE) a remis à l’exécutif un rapport sur les coûts réels de production de l’électricité nucléaire d’EDF, ce mercredi 13 septembre, aucune conclusion n’a été rendue publique. Interrogé, le gendarme de l’énergie renvoie vers le gouvernement… lequel ne répond tout simplement pas aux sollicitations.

Pourtant, à l’origine, la CRE devait présenter une synthèse de ce rapport à l’occasion de sa réunion de rentrée. Mais celle-ci a eu lieu jeudi, et sur ce sujet, le mutisme était total. « Nous avons rendu ces travaux au gouvernement. Je peux difficilement aller plus loin aujourd’hui », a coupé court sa présidente, Emmanuelle Wargon. Et ce, alors que l’Hexagone négocie en ce moment même, à Bruxelles et à Strasbourg, le futur modèle de régulation du nucléaire existant, qui devra être tranché dans ses grandes lignes d’ici à la fin de l’année.

Prix de vente proche de 100 euros le MWh

Car pour l’État français, comme pour EDF et les consommateurs d’ailleurs, les enjeux sont immenses. En effet, il s’agit là de trouver le successeur de l’ARENH (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique), un mécanisme qui oblige depuis 2011 EDF à vendre une partie de sa production au prix de 42 euros le mégawattheure (MWh), afin de faire profiter les Français de la « rente » du nucléaire. Or, ce n’est plus un secret pour personne : depuis quelques années, les coûts de production du parc atomique ont largement augmenté, pour atteindre un niveau bien supérieur à 42 euros le MWh. Mais jusqu’à quel niveau exactement ?

« En pleine discussion sur le devenir de l’ARENH, le gouvernement ne veut probablement pas que l’estimation des coûts de production par la CRE fuite, et que les nouveaux chiffres donnent lieu à des controverses », estime un connaisseur du dossier.

Selon nos informations, EDF, qui ne compte pas vendre ses MWh à prix coûtant afin de dégager des marges pour investir dans le prolongement et le renouvellement de son parc, mise en tout cas sur un prix de vente inférieur à 100 euros le MWh, mais proche de ce montant. Difficile néanmoins, sans accéder aux conclusions de la CRE, de savoir quelle est la part des coûts de production dans ce prix global proposé par l’énergéticien.

D’autant que pour les calculer, différentes méthodes existent. En l’occurrence, le document remis par la CRE est une mise à jour d’un rapport de septembre 2020 déjà très confidentiel, qui évaluait le coût de production à 48,36 euros le MWh, soit cinq euros de moins que celui donné par EDF à l’époque, avait alors rapporté Contexte.

Il s’agissait cependant là d’un coût dit « comptable », c’est-à-dire qui ne tenait pas compte des dépenses d’investissements à réaliser sur la durée de vie des réacteurs. De son côté, la Cour des comptes avait estimé dès 2013 qu’en intégrant ces nécessaires investissements dans le coût de production moyen des 19 centrales nucléaires françaises (coût courant économique), celui-ci grimpait à 59,80 euros par MWh. Soit un chiffre en hausse de 20,6% par rapport au montant calculé en 2010 (49,5 euros le MWh). En septembre 2021, dans un nouveau rapport, la juridiction financière établissait cette fois que le coût du MWh rapporté à la production de 2019 s’élevait jusqu’à 64,8 euros le MWh.

« Sur les coûts économiques de production, on sera probablement autour de 60-70 euros le MWh, et environ 90 euros le MWh pour le prix de vente », glisse pour sa part un ancien cadre dirigeant d’EDF ayant requis l’anonymat.

Investissements pharaoniques

Ainsi, si le coût de l’électricité issue du parc d’EDF a monté en flèche, c’est notamment parce qu’il faut désormais y intégrer les frais du Grand Carénage, ce vaste programme pour prolonger au maximum les installations existantes estimé à 100 milliards d’euros (75 milliards d’investissements et 25 milliards pour l’exploitation).

« Quand l’ARENH a été mis en place il y a plus de dix ans, le montant de 42 euros par MWh renvoyait au coût comptable auquel le nucléaire revenait à EDF, en l’absence du Grand Carénage. Il n’y avait pas d’investissements nouveaux en-dehors de l’EPR de Flamanville, donc aucune raison d’incorporer des marges et d’augmenter fortement le prix de l’électricité nucléaire. Mais tout cela a changé », explique à La Tribune l’économiste Jacques Percebois, qui siégeait à la fameuse Commission Champsaur de 2009, à l’origine de l’instauration d’un accès régulé à l’énergie nucléaire.

Or, dans le rapport de la Cour des comptes publié en septembre 2021 sur les coûts du système énergétique, la juridiction financière estime que « le coût de prolongation de la durée de vie [des centrales, ndlr] peut être estimé au minimum à 35 euros (de 2015) par MWh ». Soit, avec l’inflation, environ 40 euros d’aujourd’hui. Et d’ajouter qu’« il faut y ajouter les investissements passés qui n’ont pas encore été complètement amortis et doivent encore être rémunérés pour obtenir le coût complet futur de production du nucléaire existant ».

Par ailleurs, la question d’intégrer ou non dans le prix de revient des centrales historiques une partie des dépenses à venir pour le renouvellement du parc se pose, alors que la construction des 6 premiers EPR2 voulus par Emmanuel Macron devrait coûter entre 52 et 56 milliards d’euros, selon un rapport publié l’an dernier par le gouvernement. C’est en tout cas l’option privilégiée par EDF, qui compte sur une rotation des cashflows dégagés par ses installations existantes afin de préparer l’avenir. D’autant que l’électricité générée par les futurs réacteurs promet d’être chère, avec des estimations situées entre 80 et 100 euros le MWh.

L’impact des baisses de production

Enfin, le faible niveau de production nucléaire constaté ces dernières années renchérit mécaniquement le prix de revient de cette source d’énergie. Et pour cause, alors qu’en 2015, les centrales françaises ont généré 420 térawattheures (TWh), ce n’était plus que 279 TWh l’an dernier, et 330 TWh au plus cette année, selon les prévisions de l’énergéticien. En cause, notamment : un défaut de corrosion sous contrainte identifié fin 2021 dans plusieurs réacteurs, l’obligeant à contrôler l’ensemble des installations, ainsi que des arrêts prolongés de tranches liés aux examens du Grand Carénage.

« Le coût à la sortie de la centrale, c’est la somme des dépenses divisée par la quantité de kWh produite. Logiquement, si cette quantité diminue, le coût augmente. L’intérêt d’un électricien, c’est donc que ses centrales fonctionnent à plein, pour étaler les coûts fixes sur un grand nombre de kWh », explique un spécialiste.

Une énergie trop chère ?

Alors, tout ceci remet-il en cause l’intérêt économique du nucléaire en France ? Pour comparer son coût à celui des énergies renouvelables, en tout cas, mieux vaut prendre en compte le système complet. Car si les MWh d’éolien et de solaire peuvent, à première vue, paraître moins chers à la sortie, les coûts mirobolants liés à la gestion de leur intermittence et à leur raccordement, notamment, peuvent rapidement renverser l’équation. Pour le gestionnaire du réseau de transport d’électricité RTE, ces coûts additionnels seront d’ailleurs « plus importants dans des scénarios avec une très forte part en énergies renouvelables ».

« Le coût complet d’un mix électrique ne résulte pas de la simple addition des coûts de production de chaque filière en présence, mais doit intégrer les coûts du système électrique dans son ensemble, et notamment les coûts liés au dimensionnement du réseau électrique ou encore ceux liés aux besoins d’équilibre permanent entre offre et demande (coût de stockage, de flexibilité de la demande, etc.) », pointe d’ailleurs la Cour des comptes dans son rapport de 2021.

Il n’empêche, le renchérissement du nucléaire paraît désormais indéniable. Dans ces conditions, « une meilleure identification des dépenses liées à [sa] prolongation permettrait de rendre compte de la pertinence d’une telle prolongation par rapport au développement de nouveaux moyens de production », ajoute la Cour des comptes dans le rapport susnommé. Reste donc à voir ce qu’en dit la CRE.

Par Marine Godelier , publié le 15 septembre 2023 à 17h10, mis à jour à 23h35

Photo en titre : Crédits : Reuters

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