NUCLÉAIRE : L’INSOUTENABLE ILLISIBILITÉ DE LA LOI FRANÇAISE POUR RÉDUIRE LES DÉLAIS DE CONSTRUCTION DES CENTRALES

Le gouvernement promeut un projet de loi présenté avant même que les parlementaires n’aient pu débattre de la place de l’atome en France, ce qui n’est gage ni de clarté ni de rapidité.

Analyse. « Tout cela manque de lisibilité. Nous regrettons le désordre inhérent à l’examen parlementaire de notre politique énergétique. » S’il fallait une phrase pour résumer l’état d’esprit dans lequel a été accueilli le projet de loi d’accélération du nucléaire, ce constat d’un sénateur serait assez emblématique. Prononcée le 17 janvier par le centriste Jean-Pierre Moga, elle aurait tout aussi bien pu l’être par l’un ou l’une de ses homologues d’un bord opposé tant le calendrier et la méthode du gouvernement semblent confus. Le 24 janvier, en première lecture, les sénateurs, en grande majorité favorables au nucléaire, ont certes donné quitus à l’exécutif, mais avec le sentiment d’avoir eu à légiférer sur du « vide ».

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Les élus ont dû se prononcer sur des points « horriblement techniques » selon les termes mêmes d’Agnès Pannier-Runacher, la ministre de la transition énergétique, en vue de simplifier les procédures afin de construire au plus vite de nouveaux réacteurs nucléaires et ce, avant même que la sortie de terre de ces futures centrales n’ait été validée par la loi.

Au nom de l’urgence, ces sénateurs ont consenti à modifier le code de l’urbanisme, des impôts et de l’environnement. Soit. Mais ils l’ont fait en estimant que les dés étaient déjà jetés. Partant du principe qu’un seul scénario, celui esquissé à Belfort en février 2022, par Emmanuel Macron, qui prévoit la construction au minimum de six réacteurs de troisième génération (EPR2) d’ici à 2050, était acté.

Une démarche menée tambour battant alors même que le débat sur la place du nucléaire dans la politique énergétique française n’a pas commencé. Car de fait, ce débat n’aura visiblement pas lieu avant cet été, voire septembre, dès lors que la loi sur l’énergie et le climat sera prête et qu’en découlera la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), qui redéfinit tous les cinq ans les trajectoires de chaque énergie.

Un manque d’écoute pas nouveau

Pour construire ces nouvelles tranches, cette PPE devra de toute façon être modifiée. À ce stade, la version actuelle (2019-2023) continue d’intégrer l’arrêt de quatorze réacteurs d’ici à 2035 (dont les deux déjà stoppés à Fessenheim) avec l’ambition de ramener la part du nucléaire dans l’Hexagone à 50 % de production d’électricité à l’horizon 2035. Le summum de l’incompréhension a été atteint lors du dépôt d’un amendement (de la droite) pour modifier cet objectif. Les sénateurs ont donc, sans attendre, amendé le texte en vue de « maintenir la part du nucléaire dans la production d’électricité à plus de 50 % à l’horizon 2050 », transformant l’ancien plafond en plancher, au risque de mordre sur les prérogatives de la loi Énergie Climat (2019) censée donner cette vision globale.

Ambigu, ce projet de loi l’est d’autant plus qu’en devançant la loi de programmation pluriannuelle, il est discuté au Parlement avant même que la concertation nationale engagée par la Commission nationale du débat public (CNDP) sur l’avenir du nucléaire ne soit achevée. Ces débats, dont le dernier aura lieu fin février, doivent informer les Français sur la relance de l’atome dans le pays. Ils sont l’occasion de mettre en exergue leurs préoccupations sociales et environnementales et de nourrir le débat parlementaire sur la PPE au travers d’une synthèse finalisée le 27 avril. Mais là encore l’empressement de l’exécutif déconcerte, pour ne pas dire exaspère, ONG et organisateurs de la CNDP.

La démarche du gouvernement « revient à considérer comme sans intérêt pour définir la stratégie énergétique les interrogations, les remarques et les propositions faites lors du débat public en cours », s’est émue, le 18 janvier, Chantal Jouanno, la présidente de la CNDP. Ce manque d’écoute n’est pas nouveau. En 2005, le gouvernement avait fait voter le lancement de l’EPR de Flamanville au moment même de la concertation. Une nouvelle fois, il ne fait qu’accréditer l’idée d’un passage en force à l’heure où le besoin d’appropriation de la transition énergétique est plus prégnant que jamais.

Besoin de sincérité

Si la problématique des délais est un vrai sujet, quelques semaines de plus pour en décider auraient-elles changé vraiment la donne ? Après autant d’années d’inertie, et dès lors que ces nouveaux réacteurs ne produiront pas d’électricité avant 2035, la question se pose. Par ailleurs, le gouvernement met-il le curseur au bon endroit lorsqu’il vise en premier lieu les freins administratifs en lien avec la construction ? Accélérer dépend d’autres enjeux tout aussi cruciaux si ce n’est plus, tels que ceux des compétences, des coûts, de la sûreté et de la gestion des déchets.

Ces questions ont besoin d’être abordées avec la plus grande sincérité. À quoi serviront ces allégements procéduraux si ingénieurs et ouvriers ne sont pas au rendez-vous ? La filière dit vouloir recruter 10 000 à 15 000 personnes par an d’ici à 2030, soit un doublement des embauches par rapport à 2019-2022. Elle y travaille sans doute d’arrache-pied, mais le pari est immense, tant les aléas sont nombreux dans un contexte de métiers en tension, de perte des compétences et de transmission des savoirs insuffisante.

Les dérives de la construction de l’EPR de Flamanville – avec un coût de construction multiplié par quatre et une dizaine d’années de retard – sont là pour le rappeler. Dans son rapport de 2019 sur les raisons de cet échec, Jean-Martin Folz, ne disait pas autre chose : « Force est de constater que c’est une bonne partie du tissu industriel de la “filière nucléaire” qui a montré de réelles insuffisances au cours de la construction de l’EPR de Flamanville. »

L’époque a changé. La course contre la montre dans la lutte contre le changement climatique s’accélère. Elle ne pardonnera ni surcoûts, ni retards, ni erreur dans les choix stratégiques et technologiques qui engagent le pays pour des décennies. Accélération ne veut pas dire précipitation. La confusion des deux peut même occasionner de mauvaises surprises.

Par ,Marjorie Cessac publié le 31 janvier 2023 à 05h00, mis à jour à 08h06

Photo en titre : Dôme du réacteur EPR

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