AU NIGER, LA MINE D’URANIUM GÉANTE EXPLOITÉE PAR ORANO POUR LES CENTRALES NUCLÉAIRES FRANÇAISES SOUS LA MENACE DU TERRORISME ET DE LA POLLUTION

L’ex-Areva exploite un vaste gisement du précieux minerai, dans une région sous haute vigilance, car soumise au terrorisme et au sentiment antifrançais qui s’accroît partout au Sahel.

Le bimoteur à hélice se pose sur la piste brûlante. Après avoir laissé derrière lui Niamey, le massif de l’Aïr et contourné la cité d’Arlit, il emmène, en ce début mars, plusieurs cadres d’Orano (ex-Areva) jusqu’au minuscule aéroport qui se trouve au pied de la Société des mines de l’Aïr (Somaïr), immense gisement d’uranium à ciel ouvert. À l’entrée, des militaires, enturbannés et lourdement armés trompent l’ennui dans des guérites de fortune. Au loin, une tour de guet se laisse deviner dans la fournaise, tandis qu’une enceinte de monts de sable enserre la zone pour en dissuader l’entrée. L’endroit a des airs de camp retranché.

Cette partie de l’Afrique, dans le nord du Niger, est classée « rouge » par le Quai d’Orsay. Rongée par le banditisme, le trafic de drogue et de migrants, la région reste sous haute vigilance, car soumise au terrorisme prospérant à ses frontières et au sentiment antifrançais qui s’accroît partout au Sahel. En 2010, déjà, Orano et Vinci avaient dû affronter l’enlèvement par Al-Qaida au Maghreb islamique de sept de leurs salariés, dont cinq Français. En 2013, des djihadistes avaient forcé l’entrée de la mine, avec un véhicule rempli d’explosifs, causant la mort d’un salarié. Depuis, les conditions de sécurité du groupe ont été renforcées.

À l’intérieur, sur la piste, des engins aux roues hautes de plus de 2 mètres filent à vive allure dans la poussière pour déposer leur cargaison de roche au pied de grandes concasseuses. Au bord de la cavité, la vue est vertigineuse. « Les gisements à forte teneur sont terminés. On exploite désormais les moins riches et les plus profonds, explique Abdoul Nassirou Garba Illou, directeur général de la Somaïr, le regard plongé 70 mètres plus bas. On espère que cela durera encore dix ans, peut-être vingt, mais ce n’est pas gagné. » Au fond, des chargeuses empilent les roches grisâtres, plus argileuses, dans leurs bennes. De leur broyage sera extrait le fameux « yellow cake », poudre jaune d’uranium, dont les fûts sont expédiés par camion en France, sur le site de Malvési (Aude). Là, des acheteurs internationaux se le disputeront selon sa qualité.

La « mine du siècle »

Pièce maîtresse de la stratégie d’indépendance énergétique française dans les années 1970, l’exploitation d’uranium au Niger se cherche un nouveau souffle. Des deux mines qui étaient exploitées depuis 1971, il ne reste plus que la Somaïr. La Compagnie minière d’Akouta (Cominak) a fermé en mars 2021, ses réserves étant épuisées. Celle d’Imouraren – présentée comme la « mine du siècle » par Orano et arrachée à la barbe des Chinois en 2009 – est toujours « sous cocon ». Et devrait le rester jusqu’en 2028 au moins, le temps de tester la faisabilité d’une méthode d’exploitation par injection.

Autres États dans lesquels Orano est présent, « le Kazakhstan et le Canada, en tant que producteurs, sont certes montés en puissance ces dernières années », concède le porte-parole d’Orano, dans une logique de diversification des sources d’approvisionnement. Mais, assure-t-il, « cela fait cinquante ans que nous sommes présents [au Niger] et nous tenons à y rester », précisant que l’exploration se poursuit autour des sites. Selon Orano, le pays alimente encore les centrales françaises à hauteur de 10 % à 15 % de leurs besoins en uranium.

Des rues poussiéreuses, des décharges à ciel ouvert… D’Arlit, le « deuxième Paris », comme on l’avait surnommée à l’époque du boom de l’uranium, il ne reste en apparence plus grand-chose. La bourgade construite autour de la mine est devenue un point de passage de nombreux migrants, où le taux de chômage des jeunes – plus de 60 % de la population, comme partout dans le pays – alimente désespoir et banditisme.

« Je suis malade, mes enfants sont malades »

Dans une petite salle aux murs nus, sous l’œil du maire de la ville, des invités de la société civile interpellent des responsables du groupe venus jouer cartes sur table devant des journalistes français. Contre toute attente, la parole se libère. Au menu, les frustrations générées par la fermeture de la Cominak. « Des promesses de reconversion, on n’a rien vu », dit un ancien de la mine, alors que la direction affirme avoir reclassé « 87 % des salariés ». Plusieurs associations locales rappellent qu’une cinquantaine de projets individuels et une enveloppe de 4 milliards de francs CFA (6,1 millions d’euros) pour des initiatives collectives étaient prévus.

« Avec la fermeture de la Cominak, plus de huit cents jeunes travaillant pour des sous-traitants se sont retrouvés sans emploi, et, si l’on ajoute les plus diplômés, le chiffre est très élevé, ajoute Ali Alhassane, vice-président d’une association qui soutient les jeunes actifs. Nombre d’entre eux rêvent toujours de retravailler dans la mine. » Quand les emplois bien payés viennent à manquer, les plaies de la pollution radioactive sont ravivées. « Je suis malade, mes enfants sont malades », susurre en aparté une femme qui dit ne pas avoir les moyens d’acheter de l’eau minérale. Les témoignages paraissent contredire les études brandies par Orano. D’après Gilles Récoché, géologue et directeur responsabilité et engagement du groupe, « il n’existe aucun cas avéré de maladie liée à la radioactivité » dans la région.

L’objet de cette colère se situe à quelques kilomètres, au sud de la ville où est implantée la Cominak. Surplombant les galeries souterraines désormais comblées par du béton, la colline de déchets radioactifs contraste avec la platitude environnante. Sur ce terril de 35 mètres de haut par endroits s’empilent les 20 millions de tonnes de résidus accumulés durant plus de quarante ans, ayant été en contact avec l’uranium.

Au sommet, équipé de grosses lunettes et d’un masque, Guy Boudigou embrasse du regard la superficie du lieu, pas moins de 120 hectares : « L’objectif est de recouvrir la colline de 150 centimètres d’argilite, puis de 50 centimètres de grès concassés », détaille le responsable du réaménagement du site. Celui-ci coûtera 150 millions d’euros à Orano, qui s’est engagée à le mener jusqu’en 2030 au moins. « Les vertus d’imperméabilité éviteront qu’en cas d’intempérie des fissures ne se forment et ne laissent échapper du gaz radon et des poussières », assure-t-il.

« Les mines ne sont pas éternelles »

Selon les détracteurs du projet, ce sarcophage arrive cependant bien tard. « Les gens sont exposés depuis des années à la radioactivité dans l’air et dans l’eau qu’ils boivent », souligne Bruno Chareyron, directeur du laboratoire de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité. Depuis les années 1970, les poussières radioactives dispersées par les vents se sont déposées partout. Des ferrailles et objets contaminés sortis des mines et des usines, alors que les contrôles étaient plus laxistes, ont été retrouvés sur les marchés de la région et dans les maisons, dont certaines ont été construites à l’aide de roches radioactives.

« À terme, le projet est de recouvrir l’ensemble de la surface, mais, pour l’heure, seuls quelques hectares ont fait l’objet de tests, sur les 120 que compte le site », précise M. Chareyron, qui doute qu’un tel confinement puisse tenir sur des milliers d’années sans la moindre « craquelure ». À cela s’ajoute le risque de contamination qui pèse sur la zone de captage des eaux potables d’Arlit, compte tenu des eaux souterraines se trouvant sous le stockage de ces boues radioactives.

Orano a bien mis en place des stations de pompage, mais celles-ci se trouvent juste à côté des puits qui alimentent la ville. « À notre sens, une partie de l’eau est déjà contaminée », s’inquiète Almoustapha Alhacen, ancien de la Cominak et fondateur de la première association de protection civile et environnementale au Niger, Aghirin’man, le « bouclier de l’âme » en langue touareg : « Sinon, pourquoi Orano refuse de faire des analyses comme on le réclame ? »

Face à l’urgence, les petits pas. En février, le tribunal d’Agadez, saisi par un collectif représentant la société civile, a ordonné à la Société des mines de Dasa, détenue à 80 % par l’entreprise canadienne Global Atomic, de suspendre son activité et de réévaluer son impact environnemental. Un manque à gagner pour l’État nigérien, qui possède 20 % du capital, même si la contribution des mines d’uranium au budget n’a cessé de s’amenuiser. « Avec la fermeture de la Cominak, la baisse des cours après [l’accident nucléaire de] Fukushima [au Japon, en mars 2011], celle-ci est passée, selon le gouvernement, de 4 %-6 % en 2013 à 2 %-3 % environ aujourd’hui », relève Ali Idrissa, coordinateur national du Réseau des organisations pour la transparence et l’analyse budgétaire.

« Arlit n’a connu que les mines. Or, les mines ne sont pas éternelles », reconnaît Abdourahamane Maouli, le maire de la ville. « Cela fait longtemps que nous alertons les autorités nigériennes sur la nécessité de penser à l’après », ajoute-t-il, en citant l’exemple d’Irhazer, un projet de maraîchage, financé par Orano, qui vise à utiliser très peu d’eau. Indispensable, mais encore loin de créer suffisamment d’emplois. « Heureusement qu’il y a les mines d’or, souligne un ancien ingénieur. S’il y a encore un peu de stabilité dans la région, c’est sans doute grâce à elles. Ceux qui seraient susceptibles de prendre les armes ont au moins un peu de quoi s’occuper. »

Une « base vie » sous cloche

Sur place, nombreux sont ceux jugeant plus prometteur l’avenir de l’or et du pétrole que celui de l’uranium. Ce qui pourrait sembler contre-intuitif au vu de la relance de l’atome et d’une remontée des prix du minerai. « Nombre de nos partenaires historiques, dont la France, ont des stocks importants. Ils ont la possibilité de voir venir, c’est temporaire », estime un ancien ministre souhaitant garder l’anonymat.

À l’extérieur de la mairie, plusieurs pick-up bleus de la gendarmerie nationale, militaires à l’arrière, mitrailleuses pointées vers le ciel, attendent. Plus aucun Occidental ne se déplace sans escorte. Ou à ses risques et périls. « Avant 2010, nous habitions dans la cité minière, nos voisins étaient nigériens, les enfants allaient à l’école sur place », se souvient Matthieu Davrinche, directeur général d’Imouraren. Aujourd’hui, employés et sous-traitants étrangers se doivent de séjourner dans une « base vie », sorte de pension sous cloche, non loin d’Arlit.

L’ensemble paraît bien vulnérable. Y compris la « route de l’uranium ». Les convois de camions qui prennent la Transsaharienne vers le sud, jusqu’au port de Cotonou, au Bénin, « entre cinq et dix fois par an », pourraient être obligés de dévier leur trajectoire. « On surveille les combats qui ont lieu entre Al-Qaida et l’État islamique au Mali, révèle le responsable de la sécurité d’Orano, un ancien militaire. On craint que cela ne déborde et que la route ne soit coupée. » Tout semble en suspens, de plus en plus coûteux et complexe. Une forme de prix à payer pour que la France, championne de l’atome, continue d’afficher son indépendance énergétique.

Par Marjorie Cessac (Arlit, Niger, envoyée spéciale), publié le 13 avril 2023, modifié à 16h42

Photo en titre : une mine d’uranium exploitée par la Somaïr, au Niger, en mars 2013. MAURICE ASCANI / GAMMA-RAPHO VIA GETTY IMAGES

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