Aux Rencontres paysannes près de Bure, 700 personnes se sont retrouvées contre le projet Cigéo d’enfouissement des déchets nucléaires. En pointant la destruction des terres agricoles qu’il implique.
Cirfontaines-en-Ornois (Haute-Marne), reportage
« L’Andra [l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs] et les grands propriétaires verrouillent le territoire. L’agriculture paysanne a de moins en moins de marge de manœuvre. Il faut que vous veniez ici en nombre vous installer, proposer des initiatives ! » a lancé Jean-Pierre Simon, agriculteur, présent aux Rencontres paysannes organisées par un réseau d’associations et de coopératives paysannes dont Les Semeuses, Longo Maï, Uniterre (Suisse), Le Mouvement pour une agriculture paysanne (Belgique).
Installé depuis des dizaines d’années à Cirfontaines-en-Ornois, dans le Grand Est, au beau milieu des grandes plaines céréalières où l’Andra projette d’installer sa poubelle nucléaire, l’agriculteur raconte son combat contre le projet Cigéo au public du grand chapiteau. Pendant une semaine, il a accueilli sur ses terres cette semaine de conférences, d’ateliers et de spectacles qui a attiré 700 personnes du 26 août au 2 septembre. L’événement s’est terminé par une grande manifestation anti-Cigéo le samedi, suivie d’une nuit de concerts et de fête.
Des militants du monde entier sont venus témoigner de la situation dans leur pays : on retrouve les mêmes phénomènes de concentration de la propriété agricole ou d’accaparement des terres. © Luc Skaille
« Cela fait quinze ans que l’Andra s’attelle, main dans la main avec la Safer [l’organisme public supposé réguler le marché des terres agricoles], à donner la priorité à Cigéo au détriment de l’installation de nouveaux paysans », a poursuivi Jean-Pierre Simon, au cours d’une grande table ronde sous le chapiteau central des Rencontres paysannes.
Dans la Meuse et la Haute-Marne, l’Andra s’est approprié au moins 2 600 hectares de forêts et de terres agricoles (chiffres de 2020). Ils sont dédiés à l’exploitation de sa galerie test, de la future galerie opérationnelle où seront entreposés les déchets nucléaires et des terrains destinés à de la compensation environnementale. En même temps, comme partout en France, les exploitations céréalières grossissent et les fermes disparaissent les unes après les autres. Les prairies pâturées laissent place à de vastes champs de blé, de maïs et d’orge arrosés de pesticides, un vaste no man’s land écologique qui se dépeuple à mesure que l’Andra rachète des terres.
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Autour de Jean-Pierre Simon, des militants pour l’accès à la terre et l’agriculture paysanne sont venus du monde entier pour témoigner de phénomènes similaires : la concentration de la propriété agricole et l’accaparement des terres. « Les latifundios, ces énormes propriétés de centaines de milliers d’hectares héritées de la colonisation sont notre héritage historique au Brésil. Si la concentration agraire se poursuit en France, vous pourriez à votre tour vous retrouver avec ces immenses exploitations uniquement tournées vers l’exportation », a dit Glauber Sezerino, responsable du pôle mobilisations au sein du Centre de recherche et d’information pour le développement (Crid).
« L’agriculture paysanne a de moins en moins de marge de manœuvre », lance Jean-Pierre Simon (ici en mai 2023) qui a accueilli les Rencontres sur ses terres. © France Timmermans / Reporterre
Cette association, dont le but est de cultiver la coopération internationale entre mouvements sociaux, a organisé la venue d’une délégation internationale à Cirfontaines-en-Ornois, après un passage à l’Université d’été des mouvements sociaux de Bobigny. Manuela Royo, militante chilienne pour le droit à l’eau du mouvement Modatima, Nataanii Means, membre de la communauté amérindienne des Oglala Lakota et opposant historique à l’oléoduc Dakota Access, ou encore Juan Pablo, porte-parole du peuple Yukpa, chassé de ses terres en Colombie au profit de l’industrie du charbon étaient, entre autres, présents.
« La PAC conduit ceux qui ont déjà des terres à en vouloir toujours plus »
« En France, vous avez au moins la Safer qui régule le marché foncier, même si son fonctionnement est parfois opaque. Au Mali et au Sahel, nous n’avons rien de tout ça. L’État donne des permis d’exploitation minière sans tenir compte de la propriété des communautés agricoles », a dénoncé Massa Koné, porte-parole de la Convergence malienne contre l’accaparement des terres, lors de la table ronde sur l’accès au foncier à travers le monde.
« En Allemagne, 10 % du foncier agricole appartient aux Landers, aux mairies et à l’Église. Nous nous battons pour que les critères d’attribution de ces terres publiques soient revus afin de faciliter l’installation de néopaysans et d’initiatives agro-écologiques plutôt que d’entretenir un système agro-industriel qui maltraite les terres, les animaux et les paysans », a expliqué Bentel [1], de la branche « jeunes » du jAbL, l’équivalent allemand de la Confédération paysanne en France.
« Le nombre de paysans en France a été divisé par deux en quarante ans. » © Luc Skaille
Dans un coin du chapiteau, une équipe de bénévoles s’affairait à traduire en allemand, anglais et français le discours de la délégation internationale. « Théoriquement, la Safer rend publiques les ventes de terres agricoles pour faciliter les installations de jeunes agriculteurs. Mais dans les faits, le nombre de paysans en France a été divisé par deux en quarante ans. Les subventions à l’hectare de la Politique agricole commune conduisent ceux qui ont déjà des terres à en vouloir toujours plus », a dit Matthieu Pagès, secrétaire départemental de la Confédération paysanne pour la Meuse.
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Pour beaucoup de participantes et participants à cette semaine de débats et d’échanges, les Rencontres paysannes ont été aussi l’occasion de s’informer des façons de s’installer comme agriculteurs — une question délicate lorsque l’on ne vient pas du sérail. « Comme la majorité de ce qu’il y a vendre sont de très grosses fermes, il faut se mettre à plusieurs pour pouvoir les acheter » leur conseillait mercredi Paul, éleveur ovin, membre de la Confédération paysanne et ancien de la coopérative Longo Maï. Ce matin-là était organisé un atelier sur les formes juridiques d’installation dans l’un des trois petits chapiteaux qui ont accueilli de nombreux autres débats : exploitation de la main d’œuvre saisonnière, questions de genre en agriculture, accaparement de l’eau…
Un trentenaire expliquait comment son collectif a acheté des terres via un groupement foncier agricole, formule dans laquelle plusieurs dizaines de personnes mettent au pot commun pour permettre l’installation d’agriculteurs. À côté de lui, une jeune femme, travailleuse sociale dans le Beaujolais, racontait ses projets de maraîchage avec des personnes réfugiées, qu’elle aimerait réaliser grâce à une convention Oacas (Organisme d’accueil communautaire et d’activité solidaire).
Solidarité avec des mouvements écologistes et sociaux du monde entier
Dans toutes les têtes germent des idées d’agriculture écologique et engagée. Pour la plupart des participants, il s’agit d’inventer un contre-modèle à l’agro-industrie. L’idée est de lutter contre l’accaparement industriel des terres agricoles, qu’il s’agisse des mines de charbon colombiennes, de projets d’oléoducs dans le Dakota ou de Cigéo en Haute-Marne.
« Si on s’est lancés dans le maraîchage, c’est que l’on veut rendre ces terres riantes, là où l’Andra les veut mortes pour pouvoir en faire une poubelle nucléaire », a commenté Luc (le prénom a été modifié) un membre des Semeuses. Depuis 2020, ce collectif — qui co-organise l’événement — cultive des légumes sur des terres prêtées par Jean-Pierre Simon, et vend sa production sur différents marchés et dans des lieux alternatifs de la région.
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Entre une modération de conférence et l’organisation de la traduction, Luc désherbait à la main un champ de fraises des Semeuses qui borde le terrain ou sont installés les chapiteaux. De l’autre côté des parcelles de légumes, il a montré du doigt le tracé de la possible ligne de chemin de fer par laquelle l’Andra prévoit d’acheminer les déchets radioactifs vers Cigéo. « On a une triple difficulté : on veut faire de la paysannerie écologique, dans un territoire dépeuplé, et en lutte contre un industriel public énorme », a continué le maraîcher-militant.
Malgré la déclaration d’utilité publique du projet Cigéo, qui ouvre la voie à de potentielles nouvelles expropriations, actée par le gouvernement en juillet 2022, et la difficulté de lutter contre un projet d’une telle envergure sur un temps aussi long, la résistance à Cigéo poursuit son chemin en Haute-Marne et en Meuse. Avec ces Rencontres paysannes, les militants installés depuis des années sur le territoire ont aussi montré qu’ils savaient créer des liens de solidarité avec des mouvements écologistes et sociaux venus du monde entier.
Par Benoît Collet, publié le 2 septembre 2023 à 10h13
Photo en titre : Les Rencontres paysannes près de Bure ont attiré 700 personnes du 26 août au 2 septembre. – © Luc Skaille
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